Sur la longue dyade frontalière entre les États-Unis et le Canada, le système des Grands Lacs - Great Lakes System - constitue un ensemble exceptionnel du fait d’une frontière lacustre ou fluviale de 2.200 km. Si l’eau réunit, elle sépare aussi car les points de passage sont peu nombreux. Dans ce contexte, le Windsor-Detroit Corridor constitue un axe essentiel aux échanges entre les deux pays. Il repose sur un doublet urbain, Détroit-Windsor, et une forte intégration locale et régionale autour de l’industrie automobile et des Big Three. Ce laboratoire de coopération transfrontalière est à la fois le reflet des rapports de forces géopolitiques et géoéconomiques très déséquilibrés entre les deux États voisins et la caisse de résonnance des bouleversements - qu’ils soient stratégiques (attentats du 11 sept. 2001) ou sanitaires (crise du COVID) - qui refondent en permanence les dynamiques des espaces frontaliers.
Légende de l’image
Cette image a été prise par le satellite Sentinel-2 le 14 juillet 2019. Il s’agit d’une image en couleurs naturelles de résolution native à 10m.
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Repères géographiques
Présentation de l’image globale
Le Windsor-Detroit Corridor : un espace frontalier intégré
au cœur des échange entre les deux États
Les Grands Lacs : un système frontalier lacustre ou fluvial exceptionnel à l’échelle du monde
L’image générale couvre un ensemble de terres très planes, bordées au nord-est par le Lac Saint-Clair et au sud par le Lac Erie, reliés entre eux par la puissante Rivière Détroit. Nous sommes ici en Amérique du Nord, dans la région des Grands Lacs qui s’étend au Nord-Est entre les États-Unis et le Canada. Cette dyade frontalière est en tout point exceptionnelle à l’échelle du monde : sur 2200 km, c’est une frontière soit lacustre, soit fluviale ; de Grand Portage/ Thunder Bay à l’ouest à Cornwall sur le Saint-Laurent à l’est.
C’est ainsi que, comme le montre l’image complémentaire, la partie canadienne de l’Ontario à l’est de l’image fonctionne comme une grande presqu’île - s’avançant à partir de Toronto de 340 km vers l’ouest - qui est entourée d’eau avec le lac Huron au nord et le lac Erie au sud. On retrouve le même phénomène avec les deux « péninsules » du Michigan, l’une plus massive, l’autre très étroite.
Le système des cinq Grands Lacs est un effet d’une taille exceptionnelle. De l’ouest vers l’est, de l’amont vers l’aval, le Great Lakes System fonctionne en cascade à travers le Lac supérieur (82 350 km²), le Lac Michigan (57 750 km²), le Lac Huron (59 600 km²), le petit Lac Sainte-Claire (1114 km²), le Lac Érié (25 700 km²) et le Lac Ontario (18 529 km²). Soit une masse d’eau d’une superficie de 244 000 km², presque la surface du Royaume-Uni, et qui s’étage de 183 m à 75 m. d’altitude.
Dans notre espace d’étude, le Lac Huron est un très grand ensemble lacustre long de 330 km et large 245 km qui se caractérise par sa profondeur (- 230 m), et donc son volume d’eau douce important (3538 km³). Au sud, le Lac Erié est sensiblement plus petit mais plus long (388 km) et moins large (92 km), avec donc un volume beaucoup plus faible (483 m³). Par leur taille, ces lacs sont donc souvent de vraies mers d’eau douce intérieures, dont on ne peut voir le rivage opposé. Ainsi, sur le Waterfront de Chicago, sur le Lac Michigan, la rive en face - à Sawyer - se trouve à 80 km ; sur le lac Érié, la rive en face de Cleveland se trouve à 85 km. Nous sommes là au cœur d’un immense continent avec de vraies mers intérieures, mais d’eaux douces.
Ce Great Lakes System permet la construction d’un axe de transport et d’urbanisation d’envergure continentale : c’est la Main Street America. Elle recouvre l’espace régional transfrontalier et mégalopolitain qui s’étend sur plus de 3000 km vers l’aval, jusqu’au Saint Laurent, Québec puis l’Atlantique Nord. On doit en particulier souligner l’importance de la création de la voie maritime du Saint-Laurent qui rend sur plus de 1000 km l’ensemble navigable, et constitue ainsi un débouché vers le marché mondial pour les productions des Grandes Plaines au sud et de la Prairie canadienne au nord.
Ce puissant système régional forme un bassin peuplé de plus de trente millions d’habitants qui est polarisé par de grandes métropoles comme Chicago, Milwaukee, Détroit/Windsor, Cleveland, Buffalo, et Toronto. C’est dans ce contexte d’un espace polynucléaire très structuré par des liens puissants que certains auteurs évoquent une Great Lakes Megalopolis. Pour autant, nous sommes ici encore très loin des densités spatiales de la Mégalopolis de la Côte Est. Par exemple, les doublets urbains transfrontaliers sont très rares : Sault-Sainte-Marie, Port Huron/Sarnia, Détroit/Windsor et Niagara Falls.
Détroit/Windsor et les Grands Lacs : frontière-ressource et laboratoire de coopération transfrontalière
Plusieurs facteurs concourent à faire de la région de l’image un laboratoire de coopération transfrontalière et de la frontière une frontière-ressource. Les lacs et les fleuves unissent autant qu’ils séparent ; les deux États et les deux sociétés sont en paix et partagent de nombreux points communs, en particulier culturels et linguistiques ; les monnaies - dollars étasunien et dollar canadien - sont très liées ; les structures déconcentrées des collectivités et acteurs - États fédérés, collectivités régionales et locales, communautés… - favorisent les projets communs...
Dans la région, la frontière entre les États-Unis et le Canada est fixée au Traité de Paris du 3 septembre 1783 par lequel la Grande-Bretagne reconnait - après presque vingt ans d’un conflit sanglant - l’indépendance des treize colonies américaines, qui deviennent ainsi les États-Unis d’Amérique. Dans ce cadre, la province britannique du Québec - bien plus large que l’actuel Québec - perd sa partie méridionale, au sud des Grands Lacs, au profit des États-Unis. C’est dans ce contexte que le tracé frontalier adopté est des plus simple entre les deux États : il passe au centre de quatre des cinq Grands Lacs. Lors du passage des grands seuils, la frontière passe au milieu des rivières et des fleuves - St Laurent, Niagara, Détroit, Saint Claire et St Mary - qui en assurent l’écoulement, comme en témoigne bien l’image.
Depuis le XIXem siècle, cette frontière présente des fonctions géostratégiques et défensives très faibles et est donc très largement démilitarisée du fait des rapports de forces très déséquilibrés et des liens étroits noués entre les deux États. Très largement fluvio-lacustre, elle présente la particularité d’être surveillée et contrôlée côté États-Unis par la Garde Côtière. Ainsi, en mai 2014, le projet de construction du nouveau pont international enjambant la rivière Détroit entre Détroit et Windsor nécessite de cette administration un permis de navigation approuvant qu’une partie du pont soit construite à travers les eaux sous juridiction des États-Unis.
De même, les fonctions politiques, idéologiques ou identitaires de la frontière sont faibles et globalement apaisées, malgré parfois de vraies nuances ou oppositions sur certains sujets importants entre les deux États, les deux sociétés et les deux opinions publiques. Alors que l’intercommunicabilité entre les populations est facile au plan linguistique. Entre Windsor et Détroit, la bonne intégration institutionnelle débouche sur de nombreux échanges et coopérations entre acteurs politiques, économiques, techniques ou sociaux. Au total, comme le soulignent les nombreux accords bilatéraux signés dans les années 1975/2005 (gestion internationale de l’eau, programmes de protection, lutte contre les pollutions…), la région des Grands Lacs est traditionnellement à toutes les échelles un des principaux laboratoires de coopération transfrontalière entre les deux États voisins, avec la Pudget Sound sur l’océan Pacifique.
Le récent renouveau des enjeux frontaliers : sécurisation et Covid
Pour autant, le déséquilibre démographique, économique et géopolitique est tel entre les deux États voisins que ce laboratoire transfrontalier est étroitement sous hégémonie étasunienne, Washington en définissant pour l’essentiel les règles. Dans ce contexte, la frontière Détroit/Windsor a connu un large processus de sécurisation dans le cadre de la « Guerre contre le terrorisme » suite aux attentats du 11 septembre 2001, qui constituèrent pour les Étatsuniens un profond traumatisme.
S’agissant du contrôle de la frontière, les services canadiens travaillent traditionnellement très étroitement avec les trois agences gouvernementales que sont l’US Customs and Border Protection (CBP), l’US Immigration and Customs Enforcement (ICE) et les US Coast Guard, qui patrouille sur les Grands Lacs. C’est dans ce contexte institutionnel qu’à la suite du choc du 11 septembre 2001 et du brutal renforcement des contrôles étatsuniens, le Canada a estimé nécessaire en 2003 de réorganiser son dispositif afin de coller au mieux aux évolutions réalisées aux États-Unis. Il a ainsi fusionné Canada Customs, Citizens and Immigration Canada et Canada Food Inspection Agency afin de créer une nouvelle agence qui sera l’interlocutrice unifiée des États-Unis : la Canada Border Services Agency (CBSA), placée sous le contrôle du Ministère fédéral de la Sécurité publique.
En décembre 2006, le WHTI - Western Hemisphere Travel Initiative - promus par le Département d’État et le Département de la sécurité intérieure - Homeland Security des États-Unis impose à tous les voyageurs, y compris les ressortissants étasuniens, de se munir d’un passeport pour circuler sur le continent. Et donc franchir la frontière Détroit/Windsor.
Au total, les facteurs sécuritaires et migratoires ont été sensiblement renforcés aux immenses postes frontaliers, bien visibles sur l’image, établis de chaque côté du Pont des Ambassadeurs avec une élévation des critères d’entrée, la mise en place de contrôles systématiques et l’installation de dispositifs de surveillance plus nombreux et toujours plus sophistiqués. Le Canada et les Canadiens ont ainsi largement adopté les dispositifs étatsuniens de gestion de la sécurité et des flux : systèmes de facilitation Nexus et FAST visant à accélérer les flux de personnes et de biens pré-déclarés ou pré-enregistrés sur internet et jugés « surs », reconnaissance faciale et biométrique, identification automatique des plaques d’immatriculation des véhicules... Pour autant, la question du temps perdu à chaque passage de la frontière Windsor/Detroit a été l’objet de nombreuses études pour en évaluer les coûts économiques et financiers ; elle revient très régulièrement dans les discutions et les échanges entre administrations, collectivités et milieux économiques locaux et régionaux.
De même, la pandémie de COVID-19 et les fermetures ou restrictions spectaculaires aux frontières qu’elle provoque se traduisent en 2019/2020 par un choc de grande ampleur sur les flux transfrontaliers dans la région de Détroit/Windsor. Les flux de personnes et de voiture s’effondrent de - 93 %, alors que les flux de poids-lourds reculent seulement de moitié et la valeur des échanges commerciaux de - 57 %. Par rapports aux deux autres grands pôles transfrontaliers - Cascade Gateway sur Vancouver/Seattle et Buffalo/Niagara Falls sur les Grands Lacs - la région de Détroit-Windsor est de très loin la plus touchée. Tout simplement parce que ce poste frontalier polarise à lui seul 27 % des flux totaux de poids-lourds, 15 % des flux de véhicules personnels et 31 % des échanges commerciaux réalisés entre les deux États.
Un des berceaux de l’industrie automobile américaine et mondiale, une division régionale du travail
Née dans la zone centrale de l’image – Détroit et le Comté de Wayne - dont elle explique d’ailleurs l’essor, l’industrie automobile a essaimé dans plus de 190 communes des cinq comtés de la région côté États-Unis - Genesee, Macomb, Oakland, Washtenaw et Wayne - où cette croissance se traduit par un vase processus de suburbanisation des activités productives. Mais très vite, dès 1904, Henry Ford installe aussi sa première usine à Windsor, côté canadien. Au début, les firmes dupliquent le système étatsunien - en plus petit - afin de desservir le marché du Canada, un Dominion britannique protégé par des droits de douane élevés. Puis face à la saturation croissante du pôle de Détroit/ Windsor, un processus de transferts plus large dans l’ensemble de la Windsor-Essex Région canadienne se développe.
Ce système automobile transfrontalier est ensuite bouleversé par le Canada-US Automotive Products Trade Agreement de 1965 qui rend possible un nouveau modèle d’intégration. Il est fondé sur une véritable division régionale du travail - à la fois fonctionnelle, technique, sociale et salariale - entre centres de commandement et de gestion, sites de recherche-développement, unités de production métallurgiques et mécaniques, usines de montage ; le tout s’insérant dans un système productif intégrant aussi de très nombreux sous-traitants et équipementiers.
Windsor devient alors la « capitale de l’automobile » de l’Ontario avec 10.000 salariés dans la branche ; sous domination de Chrysler et Ford qui deviennent les deux premiers employeurs du bassin d’emploi. Cette intégration sectorielle est renforcée par le traité bilatéral de libre-échange - Canada-US Free Trade Agreement - de 1988, puis par l’Accord de Libre Échange Nord-Américain - North American Free Trade Agreement, NAFTA/ALENA - de 1994. Dans les années 2000, dans la Province canadienne de l’Ontario, plus de 400 usines et 48.000 emplois sont directement ou indirectement dépendants des activités automobiles des Big Three de Détroit.
Côte États-Unis, si le Michigan, avec 160.000 emplois directs et 314.000 emplois indirects, et le Grand Détroit demeurent des pôles automobiles majeurs, ils ont été très fragilisés ces vingt dernières années par de profondes crises : Great Recession ou crise des subprimes de 2008…. Alors que General Motors a été sauvé de la faillite par l’État en 2009, Chrysler a dû fusionner avec l’italien Fiat pour créer FCA avec de fusionner à nouveau avec le français Peugeot PSA pour devenir Stellantis.
Aujourd’hui, l’essor de la voiture électrique constitue un nouveau choc. Les géants étatsuniens multiplient les fermetures d’usines de montage ou de moteurs thermiques afin de réduire ses capacités de production aux États-Unis et au Canada. En cinq ans, General Motors ferme ainsi plusieurs sites, en particulier à Oshawa dans l’Ontario, Détroit-Hamtramck dans le Michigan et Warren-Lordstown et Warren-Transmission dans l’Ohio. Au total, la branche phare du système productif régional est confrontée à un nouveau choc systémique qui risque de se traduire par de profondes mutations quantitatives et qualitatives dans la région ces prochaines années.
Le Windsor-Detroit Corridor : au cœur des échange entre les deux États
Ce système structurel d’ancrage géoéconomique de l’ouest de l’Ontario canadien au Michigan débouche sur la création du Windsor-Detroit Corridor- WDC ; un terme qui définit les infrastructures de transport routières et ferroviaires et les liens commerciaux, industriels et logistiques très denses unissant les deux territoires au-delà de la coupure frontalière. Si au nord, le doublet Port Huron/Sarnia est équipé d’un pont desservant la route 402, le principal point de passage frontalier se trouve dans l’agglomération de Détroit/Windsor desservit par la fameuse autoroute 401 qui file vers London, Hamilton et Toronto.
Dans aucun autre territoire du Canada ne se vérifie avec tant de clarté le statut de « succursale » des États-Unis, attribué à ce pays pour en souligner les rapports d’intégration dominée tissés avec le grand voisin méridional. L’Ontario réalise en effet 30 % de son PIB à l’import/export ; son extraversion économique est donc en tout point considérable. Il réalise 80 % de son commerce extérieur avec les États-Unis, dont il est pour partie une annexe. 87 % des échanges portent sur des produits manufacturés, dont 37 % dans les équipements automobiles. Enfin, 74 % des exportations passe par la route, contre seulement 15 % par le rail. A lui seul, l’Ontario réalise au total la moitié des exportations canadiennes vers les États-Unis, à travers un nombre très limités de cinq postes. Ces données illustrent l’importance acquise par le Windsor-Détroit Corridor. Sur ce poste-frontière parmi les plus empruntées du monde, les autorités locales estiment à trois milliards de dollars par jour la valeur des échanges entre les deux pays.
Au total, les flux transfrontaliers de travail ou de loisirs y sont très denses : les postes frontaliers de Windsor/Détroit voient passer 8,5 millions de passagers par an. Aux 6.000 travailleurs frontaliers canadiens travaillent tous les jours à Détroit répondent des deux côtés les flux de loisir : visite des familles, commerce et shopping… En jouant sur le différentiel des réglementations, le front fluvial de Windsor s’est ainsi spécialisé dans les casinos, qui accueillent une nombreuse clientèle étasunienne.
De même, du fait de l’hypertrophie du transport routier de marchandises, ce corridor est empruntés par 2,5 millions de poids-lourds par an, soit 7.100 par jour et presque 300 par heures. Au Canada, ils peuvent aller jusqu’à London, Toronto et Belleville, voire Montréal, et côté États-Unis sur toute la région des Grands Lacs, puis vers le sud vers Nashville, Atlanta ou Memphis en suivant largement la diffusion géographique de l’industrie automobile. Les truckers, les chauffeurs routiers, participent de l’identité de cette frontière.
Zooms d’étude
Le doublet urbain Détroit-Windsor : la plus importante agglomération transfrontalière de la dyade États-Unis/Canada
Deux ensembles urbains très inégaux, mais associés spatialement et fonctionnellement
L’image témoigne à la fois de l’intégration de l’ensemble régional transfrontalier et des profonds déséquilibres entre Windsor, au Canada, et Détroit, aux États-Unis. Windsor est une ville de 217 000 habitants qui pilote une aire métropolitaine de 345 000 habitants. Comme on peut le voir sur l’image, le front d’urbanisation est limité vers l’est et très vite se distinguent d’importants espaces agricoles aux parcelles en damiers remarquables.
A l’opposé, sur l’autre rive, l’espace est totalement urbanisé et s’étend, comme le montre l’image générale, très loin dans toutes les directions - vers New Baltimore, Bloomfield, Livonia, Ann Arbor… - avec un réseau de voies en étoile partant du centre de Détroit. Si la ville de Détroit est peuplée de 670 000 habitants, l’agglomération - Metro Detroit concentre 4,5 millions d’habitants (11em rang national) et la CMSA, très grande région, de Détroit - Ann Harbor - Flint 5,3 millions d’habitants, dont 90 % d’urbain en 2020 (12e rang national).
La ville-centre de Détroit connait depuis des décennies une crise structurelle majeure : elle perd 43 000 habitants ces dix dernières années (- 6 %), est peuplée de seulement 15 % de blancs (White) mais 78 % de noirs (Black or African American), a connu plusieurs faillites financières (cf. 2013) et voit son tissu urbain central très dégradé. Si la crise de Détroit-centre est souvent présentée comme l’archétype des crises frappant une partie des métropoles du Nord-Est des États-Unis, un changement d’échelle - agglomération et aire urbaine - montre le maintien d’un réel dynamisme social et économique dans toute une partie de la couronne péri- ou suburbaine.
Windsor/Détroit : le rôle central de l’automobile
Comme le montre l’image, l’agglomération demeure encore largement structurée par l’industrie automobile. On y relève la présence de nombreuses unités de production (noms oranges) et des sièges sociaux (triangles oranges) de General Motors avec le Renaissance Center le long de la Rivière Détroit en bordure du quartier des affaires, et de Ford sur Dearborn à l’ouest de l’image. Pour sa part, Chrysler a fait le choix de la grande banlieue en ouvrant à Auburn Hills, à 40 km au nord-est (hors image), son centre de recherche en 1993 puis en y déplaçant son siège social en 1996. Le tout y représente un vaste complexe intégré de 500 000 m² sur une parcelle de 2 km².
La région métropolitaine demeure en effet, malgré les crises, un centre majeur d’innovation, de commandement et de production. On y trouve en effet de nombreux centres techniques et de recherche-développement, y compris de firmes étrangères (Toyota, Subaru, Nissan, Honda, Daimler, Volkswagen…), et des centres de test et d’essai (M.City à Ann Arbor, ACM à Ypsilanti, GM Mobility Research Center de Flint). Le tout est complété par un important appareil universitaire de grande qualité sur certains segments technologiques : Ann Harbor, Detroit, Dearborn, Flint…
Dans l’agglomération, la géographie des firmes témoigne de stratégies spatiales bien différenciées côté étasunien. Non seulement les Big Three se partagent l’espace intra-métropolitain, mais ils font émerger deux géosystèmes, qui renvoient à l’histoire, à des cultures d’entreprise et à des choix de stratégies industrielles opposés. Au nord-est dominent les établissements de General Motors et de Chrysler/ Stellantis. Au sud-ouest, sur la commune de Dearborn, le groupe Ford s’est construit un pôle productif exceptionnel par sa taille et très intégré techniquement avec le siège social, le centre de recherche, le centre d’essais techniques et plusieurs usines.
Si le côté étasunien dispose des sièges sociaux, des centres de recherche, des centres d’essais techniques et des principales usines, Windsor côté canadien n’en apparait pas moins comme le « Détroit canadien » avec trois usines automobiles. Ford y emploie 1800 salariés dans deux usines et Chrysler 4600 salariés dans une usine d’assemblage. Windsor fonctionne bien comme une annexe productive, spécialisée dans les fonctions moins stratégiques et moins qualifiées.
Rupture fluviale et traversée : un véritable goulet d’étranglement logistique lié à un sous-investissement structurel
Comme le montre l’image, les deux villes sont séparées physiquement par la puissante rivière Détroit, longue de 51 km et large de 1 à 4 km, qui sert en son milieu de frontière internationale entre le Canada et les États-Unis. Les infrastructures de passages qui traversent le fleuve sont aujourd’hui totalement saturées, car sous-calibrées, et vétustes, alors que l’intégration productive multiplie les flux de marchandises
Il existe deux tunnels, l’un routier et l’autre ferroviaire, et un pont. Ouvert en 1930 entre les deux centres-villes, le Détroit-Windsor Tunnel est un tunnel routier à péage, creusé à -13 m de profondeur, long de 1500 m. Mais il est largement obsolète puisqu’il ne dispose que de deux voies de passage, une dans chaque sens, pour un trafic moyen de 28 000 véhicules par jour. Il est si étroit que deux poids lourds - qui sont, il est vrai, d’un gabarit sans commune mesure avec ce qui existe en Europe - ne peuvent s’y croiser. Pour sa part, le tunnel ferroviaire est lui aussi trop étroit pour admettre la nouvelle génération de rames porte-conteneurs. Enfin, construit en 1929, le Pont des Ambassadeurs est un pont privé à péage, long de 2286 m et de 118 m de haut qui est aujourd’hui totalement saturé.
C’est dans ce contexte qu’un plan de modernisation et de renforcement des infrastructures de transports transfrontalières sur l’agglomération a été adopté après de longue négociations. Dans le cadre d’un partenariat public-privé assurant son financement, le projet de Gordie Howe International Bridge a été lancé en 2000 et mis en construction 2018. Il devrait être livré entre 2020 et 2024. Long de 2,5 km, ce qui en fait un des cinq plus longs ponts d’Amérique du Nord, il est porté par deux grands haubans à 200 m de hauteur, coute 5,7 milliards de dollars et offre six voies de circulation, trois dans chaque sens. Cet équipement porte de manière emblématique le nom de Gordie-Howe un légendaire joueur de hockey canadien permettant aux Red Wings de Détroit de détenir par quatre fois la Coupe Stanley. Ce projet témoigne de l’état très dégradé de nombreuses infrastructures aux États-Unis du fait d’un sous-investissement, public et privé, structurel depuis des décennies.
Repères géographiques
Le pont de Ambassador, qui relie Détroit aux États-Unis et Windsor au Canada.
Image prise par un satellite Pleiades le 7 juin 2019.
C) Contient des informations PLEIADES © CNES2019, Distribution Airbus DS, tous droits réservés.
Pont de Ambassador
Image complémentaire
Cette vue replace le Windsor-Detroit Corridor dans son échelle régionale avec au nord la terminaison du Lac Huron, l’ensemble du Lac St Clair et une large partie du Lac Erié.
Repères géographiques
Ressources et bibliographie
Sur le site GéoImage : la frontière États-Unis/ Canada
Canada / États-Unis. La Puget Sound Region : frontière et grande région transfrontalière sur le Pacifique
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Canada - Vancouver : métropole frontalière et fenêtre continentale sur l’océan Pacifique et la mondialisation
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La frontière Canada / Etats-Unis entre l’Alberta et le Montana : un enjeu de souveraineté dans un territoire marginal
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Etats-Unis - Alaska. Petersburg : un littoral de montagnes, de fjords et de glaciers des hautes latitudes dopé par la grande pêche
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Etats-Unis - Alaska - Le glacier littoral Malaspina et la chaîne transfrontalière des Monts St-Elias confrontés au changement climatique
Bibliographie
Laurent Carroué : Atlas de la mondialisation. Une seule terre, des mondes. Coll. Atlas, Autrement, Paris, 2020.
Laurent Carroué : Géographie de la mondialisation. Crises et basculements du monde, coll. U, Armand Colin. 2019.
Contributeur
Proposition : Laurent Carroué, Inspecteur général de l’Éducation nationale, du sport et de la recherche, et directeur de recherche à l’Institut Français de Géopolitique (Université Paris VIII)