Le centre de l’agglomération actuelle d’Istanbul a été le cœur de plusieurs vastes empires pendant dix sept siècles. Sur un site exceptionnel de part et d’autre du détroit du Bosphore, le centre d’Istanbul connaît des bouleversements d’une ampleur exceptionnelle depuis un demi-siècle. Cette mégapole de 15 millions d’habitants est confrontée à des défis analogues aux autres mégapoles de pays émergents : informel, inégalités, transport, durabilité.
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Cette image a été prise par un satellite Pléiades le 29/04/2017. Il s’agit d’une image en couleurs naturelles, de résolution native à 0,70m, ré-échantillonnée à 0,5m
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Istanbul-centre : site et situation
Le cadrage de l’image contient le centre de l’agglomération actuelle d’Istanbul. L’image couvre à la fois l’Istanbul « historique » - la ville ancienne - et les quartiers produits par les premières décennies d’exurbanisation des années 1950-1980 vers le nord et sur la rive anatolienne.
- Istanbul-centre : un site segmenté.
Le site du centre d’Istanbul peut être décrit par ses césures maritimes.
Grande coupure liquide, le détroit du Bosphore et son débouché en mer de Marmara divise l’espace urbain en deux parties : la rive européenne et la rive anatolienne. Sur la longue durée, l’essentiel de la population, des activités et des fonctions politiques et commerciales de la ville s’est situé sur la rive européenne. L’espace urbain de la rive anatolienne s’est longtemps résumé à deux noyaux urbains côtiers : Üsküdar et Kadıköy. L’ouverture du premier pont sur le Bosphore en 1973 a lancé l’urbanisation en profondeur de la rive anatolienne.
Les parties les plus anciennement urbanisées de la rive européenne sont, elles aussi, divisées en deux par un bras de mer : la Corne d’or.
Au sud, la péninsule historique (l’arrondissement actuel de Fatih) est limitée par la muraille de Théodose II à l’ouest longée par un boulevard bien visible sur l’image. Cet arrondissement a longtemps abrité une majorité de la population urbaine ainsi que les principaux palais et lieux de culte liés aux pouvoirs impériaux byzantins (à partir du IVème s.) puis ottomans (après la conquête de 1453) à la pointe de la péninsule (zoom 1).
Au nord, le quartier de Beyoğlu est relié par trois ponts à la péninsule historique. L’espace compris entre les grands boulevards et le stade Ismet Inönü (au nord-est), était également urbanisé. Ce quartier cosmopolite abritait une population largement minoritaire (grecque, juive, arménienne) ainsi que l’essentiel des étrangers européens et leurs représentations diplomatiques. (zoom 4)
- Byzance/Constantinople/Istanbul : Une situation de centralité sur le temps long
Sise sur ses deux rives, Istanbul contrôle le détroit du Bosphore. Le Bosphore est à la fois un point de franchissement est-ouest reliant l’Anatolie aux Balkans mais aussi un point de passage stratégique reliant la mer Noire à la Méditerranée et au reste de l’Océan mondial. Istanbul doit largement son importance à cette situation de carrefour stratégique.
Si Byzance, cité grecque, fut fondée au VIIème siècle avant notre ère, la ville est une capitale impériale à partir de sa refondation en Constantinople (330), capitale de l’Empire romain d’Orient jusqu’à la fondation de la République de Turquie par Atatürk (1923). Constantinople est officiellement rebaptisée Istanbul en 1930. Capitale byzantine puis ottomane (après 1453), l’espace de l’image a été le centre d’un empire s’étendant - de manière variable selon les époques - à l’essentiel du Bassin oriental de la Méditerranée, des Balkans et du Proche-Orient actuel.
De ces siècles de concentration de pouvoir et d’accumulation de richesses, Istanbul a hérité d’un riche patrimoine (zoom 1) et d’une puissance d’évocation qui dépasse largement les frontières contemporaines de la République de Turquie.
Malgré la perte de son statut de capitale politique au profit d’Ankara - dans le contexte de la fondation de la République de Turquie par Atatürk en 1923 - Istanbul est en situation de centralité à de nombreux égards.
L’explosion urbaine : formes et modalités de l’urbanisation
En dépit de sa position excentrée en Turquie, Istanbul a polarisé l’essentiel de l’exode rural du territoire turc. Les millions de migrants internes qui se sont installés à Istanbul - principalement entre les années 1950 et 1990 - ont bouleversé toutes les réalités sociales et économiques de la métropole.
- L’urbanisation : un changement d’échelle démographique et spatial
D’après l’Institut national des statistiques turques (TUIK), la population stambouliote est passée de 2,3 à 15 millions d’habitants entre 1965 et 2017. Les 2,3 millions de Stambouliotes de 1965 étaient encore près de 80 % à vivre dans les limites de l’image étudiée. Celle-ci n’abrite plus aujourd’hui que 20 % des Stambouliotes : 80 % des Stambouliotes vivent désormais hors des arrondissements centraux, essentiellement dans des quartiers qui n’existaient pas avant les années 1980. L’arrondissement de Fatih abrite désormais 430 000 habitants, soit moins de 3 % de la population totale. Si l’espace de déployant sur l’image a longtemps été la totalité de l’espace urbain d’Istanbul, il n’est plus désormais habité et pratiqué au quotidien que par une minorité de la population.
Le changement d’échelle démographique se traduit logiquement par un changement d’échelle spatiale. D’une ville d’un million d’habitants pouvant être parcourue à pied, Istanbul est devenue une mégapole de plus de 5 000 km2. A vol d’oiseau, Sainte-Sophie est distante de 34 km de Büyükçekmece (à l’ouest de l’agglomération) et de 45 km de Gebze (à l’est de l’agglomération, hors de la province d’Istanbul).
Istanbul a donc changé d’échelle en quelques décennies, ce qui a transformé en profondeur toutes les réalités urbaines.
- L’urbanisation : la construction d’une mégapole duale et polycentrique
L’agglomération d’Istanbul s’est étendue en tache d’huile et autour des axes routiers selon des modalités relativement ordinaires.
A partir des années 1950, l’exode rural couplé au besoin de main d’œuvre des industries stambouliotes provoque l’apparition des quartiers autoconstruits, les « gecekondu ». Ces quartiers spontanés sont lotis par leurs habitants à proximité des usines ; elles-mêmes installées près des axes routiers et ferroviaires à la périphérie de la ville, notamment à l’ouest (Zeytinburnu, hors image) et au nord de la ville ancienne, en amont de la Corne d’or.
Dans le même temps, de nouveaux quartiers résidentiels sont planifiés par la puissance publique dans des sites offrant des aménités environnementales, notamment à proximité du Bosphore sur la rive européenne. Les Stambouliotes les plus aisés quittent alors les quartiers anciens pour ces nouveaux quartiers. Ces départs, couplés aux nombreux départs des populations minoritaires pour des raisons diverses (vers Israël après 1948, vers la Grèce suite aux pogroms de 1955) provoquent une paupérisation du centre ancien, largement repeuplé de migrants internes anatoliens.
L’extension de la tache urbaine tend donc à produire de la ségrégation résidentielle : une ville duale (zooms 2 et 3).
Progressivement, les quartiers informels se solidifient en même temps que la puissance publique les légalise, au rythme des échéances électorales. Les gecekondu, maisonnettes de plain-pied, sont surélevés et deviennent des petits immeubles de plusieurs étages : les apartkondu (zooms 2 et 3).
Les résidences fermées (« site ») s’installent toujours plus loin aux marges de la ville dans des espaces dotés d’aménités environnementales et d’une bonne desserte autoroutière.
Le front urbain progresse, le tissu urbain s’étend spectaculairement au nord de la ville ancienne, à l’ouest (hors-image) et sur la rive anatolienne notamment après l’ouverture du premier pont sur le Bosphore (1973) puis du second (1988). Les fronts d’urbanisation sont attirés vers l’ouest, l’est et le nord, le long des autoroutes.
A mesure que la ville s’étend, des centralités alternatives combinant commerces, bureaux et services divers apparaissent : Istanbul est désormais une métropole polycentrique.
Istanbul-centre : des transformations mises en récit par l’AKP
L’AKP est un parti politique islamo-conservateur et néolibéral au pouvoir en Turquie depuis 2002 et à la mairie métropolitaine d’Istanbul depuis 2004. Les autorités aménagent l’espace urbain et cherchent à transformer les relations sociales qui s’y inscrivent.
- Etalement urbain et grands projets : les transformations de l’Istanbul AKP
L’Istanbul de l’AKP est, en premier lieu, une ville qui s’étale. L’on parle d’étalement urbain lorsque la croissance des surfaces urbanisées est plus forte que la croissance démographique. L’étalement urbain permet au secteur du bâtiment de prospérer puisque les projets de résidences fermées ou de grands centres commerciaux repoussent le front urbain toujours plus loin. Ces logiques de spéculation immobilière et foncière ne sont pas dépourvues de conséquences environnementales puisque le tissu urbain artificialise et imperméabilise des surfaces immenses autrefois agricoles ou forestières (notamment au nord).
Les grands centres commerciaux (sur le modèle des malls) et l’architecture verticalisée sont les éléments les plus emblématiques de la transformation des paysages stambouliotes de ces vingt dernières années. Ces bâtiments se sont multipliés au point de devenir omniprésents, notamment à Levent (zoom 2) et, plus généralement, le long des autoroutes. Ils sont particulièrement révélateurs de l’objectif de l’AKP de faire d’Istanbul une métropole fondée sur une économie de services.
Des logiques de spéculation s’appliquent largement à certains vieux quartiers pauvres et délabrés dans le cadre de la « Transformation urbaine » (Kentsel Dönüşüm). Les quartiers de Sulukule (Nord-Ouest de la péninsule historique) ou de Tarlabaşı (zoom 4) ont vu la destruction de leur bâti permettant de juteuses opérations pour les acteurs de l’immobilier rentabilisant ainsi la situation de ces lieux. Leurs populations, parmi les plus vulnérables, sont alors contraintes au départ.
Enfin, les Stambouliotes vivent au rythme des grands projets initiés par l’AKP : troisième pont sur le Bosphore, troisième aéroport géant, tunnels routiers, métro. Tout est fait (grands équipements, grands évènements, discours) pour faire d’Istanbul une « ville mondiale ».
Si ces projets comblent, en partie, le déficit d’infrastructures de transports publics, leur gigantisme et leurs conséquences environnementales sont particulièrement décriés par la société civile.
- La mise en récit d’Istanbul par l’AKP
Ces transformations sont mises en musique par un récit métropolitain promu par l’AKP.
Istanbul concentre un cinquième de la population, l’essentiel de la production de richesses et concentre des lieux de mémoire hautement symboliques en son centre. Dès lors, les aménagements urbains et leurs éventuelles oppositions relèvent de la scène politique nationale. La mairie métropolitaine a d’ailleurs très peu d’autonomie par rapport à l’exécutif incarné par le président Erdoğan. Lui-même est originaire du quartier populaire de Kasımpaşa (rive nord de la Corne d’or) et a été maire d’Istanbul dans les années 1990.
Les autorités AKP promeuvent une forme d’ordre moral fondé sur la famille traditionnelle. L’AKP se présente comme le défenseur des classes populaires turques et sunnites. Celles-ci résident, de manière générale, plutôt dans les périphéries populaires. Cette promotion d’un ordre moral est notamment perceptible dans l’aménagement des espaces publics, notamment les parcs familiaux ainsi ou les transformations de la place Taksim et de ses environs (zoom 4).
Sur le plan du patrimoine, les autorités mettent en valeur et tendent à célébrer le passé ottoman et les monuments musulmans de la ville. Cela peut passer par la construction ou la reconstruction de monuments disparus. Deux nouvelles mosquées de style néo-ottoman, très visibles, sont par exemple en cours de construction en haut de la colline de Çamlica (zoom 3) et sur la place Taksim (zoom 4).
Plus généralement, les espaces publics sont souvent saturés de messages politiques vantant les grands projets et les succès du parti au pouvoir.
Istanbul et le Bosphore : espace maritime, espace littoral
L’espace maritime représenté inclut le tiers méridional du détroit du Bosphore (9 km) et son débouché en Mer de Marmara.
- Le Bosphore : un passage stratégique dans l’espace maritime mondial
Pour les plus grands bateaux naviguant dans un axe nord-sud ainsi que les bateaux immobiles au sud-ouest de l’image (qui ne sont pas suivis d’une traînée d’écume), le Bosphore est un passage obligé permettant de relier la Mer noire à la Méditerranée puis à l’Océan mondial.
L’accès direct aux « mers chaudes » a été au centre des préoccupations des dirigeants russes depuis la fin du XVIIIème siècle. Les conditions du passage des détroits et leur statut juridique ont été au cœur des différents conflits ayant opposé la Russie à l’Empire ottoman (guerre de Crimée, Première guerre mondiale) lorsque se posait la « Question d’Orient ». Depuis, 1936, la convention de Montreux octroie à la Turquie la souveraineté sur ses détroits, mais celle-ci doit laisser le passage libre et gratuit aux navires de commerce et aux navires de guerre.
En 2017, le détroit du Bosphore a été emprunté par 43 000 bateaux de tous types (essentiellement des navires de commerce, mais aussi 237 navires de guerre). Pour les acteurs du transport maritime, le Bosphore et Istanbul sont davantage un goulet d’étranglement par lequel on transite qu’un lieu d’échange. En effet, les installations portuaires d’Haydarpaşa, visibles au sud de la rive anatolienne, sont de dimensions particulièrement modestes. La fonction portuaire de la métropole est éclatée en plusieurs autres petits sites. Le trafic portuaire d’Istanbul est ainsi, par exemple, sans commune mesure avec celui des ports de la Northern Range européenne (Rotterdam, Hambourg, Anvers...).
Le trafic de transit est assuré par des bateaux de grande dimension (40 00 bateaux de plus de 200 m de long en 2017) au sein d’un espace limité (le Bosphore est large de 700 m en son point le plus étroit) : il peut entrer en tension avec d’autres usages du même espace maritime s’inscrivant à l’échelle de l’agglomération (pêche, transport urbains, plaisance…).
Corollaire de la mondialisation, l’augmentation des flux maritimes et de la taille des bateaux accroît le risque d’accident. L’actualité est émaillée d’accidents plus ou moins graves depuis plusieurs décennies. Une catastrophe au cœur de l’agglomération pourrait engendrer une marée noire ou une pollution industrielle aux conséquences environnementales et sanitaires dramatiques.
- Usages locaux du Bosphore : obstacle franchi, géosymbole, aménités
La question du franchissement du Bosphore représente un enjeu important. Les autorités municipales ont récemment multiplié les moyens de franchissement du détroit. Au-delà des ferry-boats (les vapur, qui transportent chaque jour près de 300 000 stambouliotes dans leurs déplacements pendulaires), les autorités municipales AKP ont aménagé un tunnel ferroviaire, un tunnel routier, ainsi qu’un troisième pont (très décrié pour ses conséquences environnementales) ces dernières années.
L’importance politique de ces aménagements dépasse leur portée pratique et fonctionnelle car le Bosphore est un espace dont le poids symbolique est fort pour les Stambouliotes. L’AKP met donc en scène sa victoire sur la division naturelle d’Istanbul. En Turquie comme à l’international, l’image du Bosphore et de son pont est constamment utilisée comme métaphore d’Istanbul et de la position supposée de la Turquie entre Orient et Occident, entre deux continents : c’est un géosymbole.
Ce poids symbolique du Bosphore couplé à ses aménités concrètes - fraîcheur, brise, proximité des voies de communication, quartiers aisés et souvent piétons - provoque un certain accaparement des littoraux par les populations les plus aisées. Cette appropriation peut prendre les formes d’une privatisation de fait des littoraux. Elle s’effectue par le biais de bâti résidentiel haut de gamme, d’hôtels et de restaurants chics, d’institutions scolaires et universitaires élitistes - publiques ou privées - réservées, de fait, aux Stambouliotes aux plus aisés (zoom 5).
Zooms d’étude
Fatih
L’est de la péninsule historique est la partie la plus anciennement urbanisée de la ville. Jusqu’au 20ème siècle, la péninsule historique a abrité la majorité de la population et cumulé toutes les fonctions de centralité politique et commerciale de la ville. Si le cadre bâti comprend de nombreux monuments hérités du passé, leur usage a invariablement changé de sens avec la modernité.
La très verte pointe de la péninsule est occupée par le palais impérial ottoman de Topkapı et ses jardins. Vers le sud se dressent le musée Sainte-Sophie ainsi que la Mosquée de Sultanahmet. Vers l’ouest, les toits de tuile du Grand bazar se singularisent au sein du bâti résidentiel. Suivent le campus de l’Université d’Istanbul accolé à la grande mosquée impériale de la Süleymaniye. Si l’université et les mosquées impériales sont toujours en fonctionnement, les monuments qui abritaient les fonctions politiques et commerciales ont été patrimonialisés. Le palais de Topkapı, Sainte-Sophie et le grand bazar sont désormais le cœur de l’espace touristique d’Istanbul.
La mise en tourisme du quartier est particulièrement tangible dans l’offre commerciale qui se singularise par rapport au reste de la vieille ville (hôtels et auberges, boutiques de souvenirs, restaurants et cafés plus onéreux qu’ailleurs). Le grand bazar, immense marché couvert, accueille essentiellement des magasins destinés aux touristes à l’exception de quelques niches commerciales (bijouteries, tapis, antiquités). Si une partie de l’offre (textile par exemple) s’est redéployée sur les pentes menant à la Corne d’or, le quartier du grand bazar a complètement perdu sa centralité commerciale dans l’économie urbaine.
Ce quartier est central du point de vue du tourisme culturel, en raison des attributs d’une centralité passée. Très peu prisé par les Stambouliotes les plus aisés dans leurs choix résidentiels, il contient essentiellement des quartiers populaires voire pauvres. S’il joue un rôle nodal dans les transports de par ses avenues – fréquemment congestionnées – et, de plus en plus, par ses nouvelles lignes de métro, ce quartier n’est habité et fréquenté au quotidien que par une infime minorité de la population urbaine.
Levent
Le cadrage du focus montre un espace urbain très différencié : une avenue centrale (Av. Büyükdere) bordée de gratte-ciels et de grands centres commerciaux séparant des quartiers produits par l’urbanisation informelle (ouest) de quartiers résidentiels planifiés (est).
A l’ouest de l’avenue centrale s’étend un quartier populaire dense fait de petits immeubles contigus. Ces apartkondus ont remplacé et surélevé les gecekondus apparus de manière spontanée puis légalisés.
Au centre de l’image, l’étendue grise et verte correspond à un grand cimetière qui se situait en périphérie de la ville lorsqu’il a été aménagé.
A l’est se déploient plusieurs ensembles de quartiers résidentiels dont les motifs géométriques indiquent qu’ils sont le produit d’opérations d’urbanisme. Ces quartiers résidentiels planifiés après les années 1950 étaient destinés aux populations aisées. Leur situation enviable au carrefour des axes de communication et les aménités liées à la proximité du Bosphore en ont fait des quartiers réservés aux populations les plus riches.
Les tours bordant l’avenue au centre de l’image ont été construites ces dernières années. Leur nombre produit une skyline de CBD de métropole mondialisée. Les tours ont fréquemment des usages mixtes : bureaux, logements de luxe, grands centres commerciaux à leur base comme la tour Saphire (2011, centre de l’image) ou le centre Zorlu (2013, est de l’échangeur). Ces complexes sont construits sur des parcelles initialement destinées à accueillir des usines lorsqu’elles étaient encore en périphérie. Elles sont emblématiques de la tertiarisation de la métropole et des modes de consommation des Stambouliotes les plus aisés habitant notamment les résidences fermées des quartiers (Ulus, Etiler) situés entre l’avenue Büyükdere et le Bosphore.
L’emprise au sol des infrastructures routières (notamment de l’échangeur au sud) est tout à fait notable. Bien que Levent soit desservi par le métro, l’essentiel des déplacements est assuré par l’automobile. Les déplacements piétons y sont particulièrement malaisés.
Çamlıca
L’espace représenté est escarpé. Le sommet de la colline de Çamlıca (276 m) est occupé par un parc urbain tandis que du bâti résidentiel entoure la colline et s’étend sur le reste de l’image. Bien que la topographie soit peu lisible sur l’image satellite, la disposition du tissu urbain et du réseau viaire donne des indications sur le relief, à la manière de courbes de niveaux.
Les différences des quartiers résidentiels de l’image sont typiques du dualisme urbain stambouliote.
A proximité de l’autoroutes urbaine qui mène au premier pont sur le Bosphore et de l’échangeur au sud-ouest de l’image, les bâtiments forment des ensembles géométriques, parfois autour de piscines. Ces quartiers, qui bénéficient d’une bonne desserte, ont été planifiés et sont habités par des populations très aisées.
Sur les pentes de la colline, le bâti est plus dense et, de toute évidence, beaucoup plus anarchique. Ce sont des quartiers informels apparus après la construction du premier pont (1973) qui ont été légalisés. Malgré leur position centrale à l’échelle de l’agglomération, ils sont relativement enclavés. De nombreux foyers ne sont pas motorisés et la sortie du quartier se fait, en pratique, par le biais de taxis collectifs (dolmuş) lents et inconfortables.
Le parc municipal au sommet de la colline propose un des plus beaux panoramas sur le centre d’Istanbul et le Bosphore. Au nord du parc, une grande mosquée ressemblant, vue de loin et vue du ciel, aux grandes mosquées impériales de la péninsule historique est en cours de construction.
Cette mosquée géante pourra accueillir 30 000 personnes ce qui dépasse amplement les besoins des fidèles des environs d’autant plus que le quartier est en situation d’enclavement. L’aménagement de cette mosquée géante de style néo-ottoman traduit la volonté du président Erdogan de marquer le paysage et de s’ériger en bâtisseur. La grande mosquée est déjà visible de tous les espaces centraux de la rive européenne.
Taksim
Le zoom est centré sur la place Taksim et le parc Gezi. Au sud et à l’ouest de la place s’étendent des quartiers d’immeubles anciens de rapport du quartier de Beyoğlu. D’apparence fort modeste vue du ciel, l’avenue piétonne de l’Istiklal, artère commerçante, est l’épine dorsale de ce quartier dont la vie nocturne est intense et souvent alcoolisée.
Au nord de la large avenue atteignant Taksim par le sud-est se trouve le quartier de Tarlabaşı. Quartier ancien paupérisé et délabré, il accueille les populations les plus marginalisées : Tziganes, Kurdes arrivés récemment, migrants africains, prostituées. Il pâtit d’une réputation sulfureuse.
Au centre, la place Taksim comprend d’importants lieux de mémoire kémalistes : le monument de l’indépendance (au cœur du cercle formé par des pelouses) et le centre culturel Atatürk, (grand complexe à l’est de la place).
Espace de manifestations parfois sanglantes, la place Taksim est aussi un lieu de mémoire pour la gauche et l’extrême gauche.
Par son histoire, par sa population et par ses pratiques sociales, l’espace sous nos yeux concentre les oppositions au pouvoir. Le pouvoir AKP considère ce quartier et les populations et relations sociales qui s’y inscrivent avec méfiance et cherche à réaménager les lieux afin d’y transformer les pratiques sociales prônant un certain ordre moral.
Ainsi, la « transformation urbaine » du quartier Tarlabaşı se traduit par la destruction de l’habitat ancien délabré et le départ des populations résidentes. De nouvelles résidences construites par les acteurs de l’immobilier sont déjà visibles depuis le boulevard Tarlabaşı. Au nord-ouest du boulevard sur l’image, le chantier est une zone inaccessible rasée en cours de reconstruction.
Sur la place Taksim, la volonté du pouvoir de réaménager la place Taksim avait provoqué l’occupation du parc Gezi au début de l’été 2013. Les autorités souhaitaient construire un centre commercial en forme de caserne ottomane réduisant ainsi les espaces publics du parc Gezi et de Taksim. Si le parc n’a pas disparu, le réagencement de la place est en cours. Le centre culturel Atatürk a été détruit après la prise de vue. Les modalités de sa reconstruction restent floues.
Une mosquée dominant la place est en cours de construction (voir le chantier à l’ouest du monument de la République). Construite depuis la prise de vue, elle s’élève et domine désormais le paysage de la place Taksim.
Beşiktaş
Le cadrage représente le littoral européen du Bosphore dans sa partie méridionale. Entre le stade Ismet Inönü (club de Beşiktaş) et le pont, le tissu urbain est structuré par deux types d’éléments. Les bâtiments de grande dimension parallèles au trait de côte ont été construits pour servir de palais par les derniers sultans ottomans. Intercalés entre ces palais, deux anciens noyaux urbains (longtemps séparés du reste du tissu urbain) restent clairement identifiables. Ceux-ci abritaient des populations majoritairement minoritaires, grecques et juives. Ils ont été pleinement intégrés au tissu urbain au 20ème siècle.
Au sein de cette portion de littoral, les espaces publics littoraux sont limités aux parties des anciens noyaux villageois (Beşiktaş et Ortaköy) qui donnent sur le Bosphore. Le destin des trois ensembles palatiaux ottomans est révélateur. A proximité du stade, le palais de Dolmabahçe (toits gris), lieu de décès d’Atatürk a été muséifié. Le palais de Çirağan (toits verts) est devenu un hôtel de luxe appartenant à la chaine suisse Kempinski. Les familles des Stambouliotes les plus fortunés ont l’habitude d’en privatiser des parties pour fêter anniversaires ou mariages. Le palais de Feriye (toits rouges) est aujourd’hui divisé et abrite le lycée pour garçons de Kabataş et l’université Galatasaray. Ces deux institutions publiques et gratuites sont essentiellement fréquentées, de fait, par des élèves et étudiants issus de milieux très aisés. A Ortaköy et autour du premier pont, les restaurants et discothèques branchés sont à proximité immédiate de l’eau.
Tous ces éléments montrent que le littoral est largement approprié par les élites urbaines.
Si le littoral est si convoité, c’est que la proximité du Bosphore est porteuse de conséquentes aménités (fraîcheur, paysage, prestige du lieu). Cette appropriation du littoral est si marquée que l’on n’aperçoit quasiment pas la mer, cachée par de hauts murs et par les bâtiments construits au bord de l’eau lorsque l’on parcourt ce segment d’avenue littorale.
Cette portion de littoral est un cas extrême mais représentatif de la privatisation des rivages par les classes les plus aisées. A l’échelle de l’agglomération, les quartiers de bord de mer sont généralement habités par des populations plus aisées que ceux de l’intérieur. Les aménités liées à la proximité de la mer influent sur les prix de l’immobilier.
Documents complémentaires
[Accéder à la traduction de ce dossier en espagnol ]
Azem I., 2012, Ekümenopolis : la ville sans limites, film documentaire de 88 minutes, 2012.
Bazin, M., et Pérouse, J-F., 2004, « Dardanelles et Bosphore : Les détroits turcs aujourd’hui », Cahiers de géographie du Québec, n°48, 311-334.
Fleury A., 2010, « Istanbul : de la mégapole à la métropole mondiale », Géoconfluences.
Montabone B., 2013, « Droit à la ville et contestation de l’ordre moral urbain en Turquie », EchoGéo.
Morvan Y., et Logie S., 2014, Istanbul 2023, Editions B2, 144p.
Pérouse J-F., 2010, « Istanbul depuis 1923 : la difficile entrée dans le XXe siècle ? » in Monceau N. (dir.), Istanbul : Histoire, promenades, anthologie et dictionnaire, Paris, Robert Laffont, 1431 p., 231-290.
Pérouse J-F., 2017, Istanbul planète. La ville-monde du XXIe siècle, Paris, La Découverte, 250 p.
Yérasimos S., 1997, « Istanbul : la naissance d’une mégapole », Revue géographique de l’Est, n°37, 189-215.
Contributeurs
Matthieu Gosse, agrégé de géographie, professeur au lycée Marcel Cachin de Saint-Ouen (93).
Helin Karaman, doctorante à l’EHESS, ancienne boursière de l’Institut Français d’Etudes Anatoliennes (IFEA).