Philippines - Manille : la croissance urbaine du sud de la mégapole face aux enjeux d’un développement durable

 

Capitale des Philippines, Manille est un des plus grandes agglomérations du monde. Cette mégapole abrite aujourd’hui en effet près de 13 millions de personnes dans les limites de Metro Manila (17 communes) mais atteint environ 20 millions d’habitants pour l’ensemble de l’aire urbanisée. Cette population habite un espace assez étriqué, avec une des plus fortes densités urbaines du monde. Dans ce contexte, le sud de la mégapole est en pleine croissance urbaine. Face à de fortes contraintes naturelles et à de multiples risques, il doit faire face à de nombreux défis (urbanisation et pression foncière, industrialisation, saturation, gestion de l’eau, pollutions…) pour assurer à l’avenir un développement plus durable.

 

Légende de l’image

Cette image de la capitale des Philippines, Manille,  a été prise par un satellite Pléiades le 19/03/2018. Il s’agit d’une image en couleurs naturelles, de résolution à 10m.

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Présentation de l’image globale

Manille Sud : contraintes naturelles, risques, croissance urbaine
et enjeux d’aménagement

L’image satellite examinée ici nous montre la partie Sud de l’agglomération, entre la baie de Manille à l’Ouest et le lac Laguna de Bay à l’Est, séparés par un isthme large d’une dizaine de kilomètre seulement, correspondant aux municipalités de Muntinlupa, Las Piñas et Parañaque, trois composantes de Metro Manila. Plusieurs éléments retiennent immédiatement l’attention, outre les deux vastes plans d’eau.

L’aéroport international : un nœud vital dans un pays archipélagique reflet des dysfonctionnements du pays

On distingue très clairement dans la partie nord de l’image, sur les communes de Pasay et Parañaque, l’aéroport international de Manille, ouvert en 1948. Conçu pour accueillir théoriquement 30 millions de passagers par an, l’aéroport en a vu passer 45 millions en 2018, dépassant très largement sa capacité. L’aéroport, Ninoy Aquino International Airport (NAIA), nommé en honneur de l’opposant au régime dictatorial de Ferdinand Marcos abattu sur le tarmac à son retour d’exil en 1983, est le point d’accès principal à ce pays archipélagique, et symbolise par lui-même de nombreux maux des Philippines.

Sa structure interne, avec quatre terminaux passagers mal reliés les uns aux autres et deux pistes sécantes ne permettant pas de décollages et atterrisages simultanés, en fait un des aéroports les plus chaotiques et saturés au monde, avec comme conséquences de nombreux retards, aggravés par une météo agitée en saison de mousson et la proximité de montagnes. Le caractère vieillot des terminaux accueillant les passagers est en contraste brutal avec les infrastructures de grande qualité que l’on trouve à Singapour, Hong Kong, Bangkok, Kuala Lumpur ou Jakarta. De plus, l’aéroport est très mal desservi par les transports publics.

Il est d’autre part difficile à restructurer, puisque très largement enserré par un espace urbain dense qui ne permet pas de réaliser une nouvelle piste parallèle à la piste principale. L’impact sonore de l’aéroport touche d’autre part de trop nombreux habitants. Manille est donc en quête, depuis des années, d’un nouveau site d’aéroport. Les trois principales options sont un aéroport en baie de Manille, comme on l’a fait par exemple à Osaka au Japon (Kansai International Airport), ou bien dans un site rural pas trop éloigné de la ville (projet d’aéroport du conglomérat San Miguel dans la province Bulacan au Nord de Manille), ou encore le renforcement de l’activité de l’aéroport Clark à Angeles City, qui est cependant bien éloigné de Manille (80 km au Nord).

Une urbanisation littorale avec terre-pleins gagnés sur la mer : un processus de plus en plus controversé face aux risques et pollutions

Gagner des terrains sur la mer est une pratique courante en Asie (Japon, Singapour, Hong Kong), qui se retrouve en baie de Manille, où l’on distingue très bien, non loin de l’aéroport dans le coin nord-ouest de l’image, les terre-pleins en avant de la ligne de rivage originelle. On se gardera d’employer le terme “polder”, car un polder, dans le sens originel qu’on lui donne aux Pays-Bas, est un espace gagné par assèchement et situé sous le niveau de la mer, alors qu’il s’agit ici, comme dans les umetate-chi du Japon, de remblaiements par déversement de matériaux sur l’espace aquatique, et dont la surface est au-dessus du niveau des flots.

Les terrains gagnés ici sur la mer ne sont pas à usage portuaire, mais bien des extensions de l’espace urbain. Du nord au sud, les quatre remblaiements, situés sur les communes de Pasay et Parañaque, comme l’aéroport, sont en effet occupés par différents complexes urbains.  

On trouve d’abord le Complexe du Centre Culturel des Philippines, instrument de promotion des Philippines et des arts philippins voulu par la First Lady Imelda Marcos pendant la période de Loi martiale décrétée par son mari Ferdinand Marcos en 1972, lorsqu’elle avait la responsabilité du Grand Manille. On y trouve le Philippine International Convention Center ou Palais des Congrès) datant de 1976, le Coconut Palace (1978) et le Manila Film Center construit en 1981. Sont venus s’y ajouter plus récemment le World Trade Center Manila en 1996 et un ensemble de bureaux gouvernementaux incluant le nouveau siège du Sénat des Philippines en 1997.

On trouve ensuite le complexe Mall of Asia. Ouvert en 2006, c’était alors le plus grand centre commercial des Philippines, aujourd’hui encore le 14e du monde avec 433 000 m2 de surfaces commerciales, soit plus de trois fois le complexe Quatre Temps de la Défense, le plus vaste de France. Autour de celui-ci se trouvent des immeubles de bureaux et le Mall of Asia Arena, un équipement de sports, spectacles et loisirs de 20 000 places, équivalent de Paris-Bercy.
 
On trouve enfin un district de casinos et d’hôtels sur la commune de Parañaque (Aseana City, City of Dreams, Resorts World Bayshore, Solaire Resort and Casino, PAGCOR Entertainment City) qui vise à faire de Manille un rival de Macao et Singapour dans l’industrie asiatique du jeu. Et un quartier résidentiel de Parañaque (barangay Don Galo).

Dans ce contexte, les géologues ont mis en garde contre les risques de liquéfaction de ces terrains remblayés qui pourraient causer de très graves dégâts en cas de fort séisme, intensifiant les vibrations du sous-sol et conduisant à l’effondrement des bâtiments, tandis que l’équilibre écologique déja fragile de la baie de Manille, déjà très polluée, est aussi mis en danger par la poursuite des remblaiements.

Le projet potentiel de nouvel aéroport en pleine baie, et de transfert du port actuel de Manille vers des installations adjacentes à un tel aéroport, dans un plan multimodal de “Philippine Gateway”, est également dénoncé comme porteur de nombreux risques, même s’il permettrait une nécessaire décongestion du trafic aérien et maritime et des capacités de développement bien supérieures. L’expansion des remblaiements pour des casinos favorisant la clientèle chinoise, à proximité de l’aéroport, est également objet de controverses quant à son bien-fondé économique, politique et social.

La grande autoroute SLEX : un important axe d’urbanisation périphérique

À l’est de l’aéroport, on distingue le trait rectiligne de la grande autoroute SLEX, South Luzon Expressway, qui mène de la région capitale vers les provinces Laguna et Quezon. Des districts commerciaux et résidentiels de type Edge City ont été construits et sont en cours de construction le long de cette autoroute, comme à Alabang (Festival Supermall Alabang du groupe immobilier Filinvest, au milieu d’une rocade ovale).

Alabang, sur la commune de Muntinlupa, est le terminus de nombreux autobus desservant l’aire métropolitaine de Manille et un point de transfert important, bien qu’organisé de manière confuse, avec les autocars de province. Si l’orientation générale de l’urbanisation suit ce couloir dans le sens méridien, on distingue aussi deux grands axes routiers de direction Est-Ouest : Sucat-Parañaque Road, et plus au Sud Alabang-Zapote Road, reliant Las Piñas à Alabang.

Les espaces périphériques : un espace d’étalement urbain de type desakota, des “gated communities” aux Zones Economiques Spéciales

Au-delà d’Alabang, l’urbanisation se fait moins dense, et on entre dans un espace d’étalement urbain de type desakota, pour reprendre l’expression du géographe Terry McGee. Ce dernier qualifie sous ce terme d’origine indonésienne (desa = district rural, kota = ville) un territoire périurbain asiatique de forte densité, où se mêlent activités agricoles à forte intensité de main d’oeuvre (riziculture en particulier), lotissements résidentiels (quartiers de luxe sécurisés de type “gated community” ou maisons plus simples logeant des ouvriers), parcs d’activités économiques (entrepôts, ateliers de fabrication) et infrastructures de transports.

Cet espace au Sud de Manille correspond bien à la définition de McGee, ce qui rend difficile la délimitation exacte de l’aire métropolitaine de “Mega Manila”. Pour le géographe philippin André Arnisson Ortega, plusieurs modes d’expansion métropolitaine coexistent dans cette mégapole du Grand Manille aux “configurations volatiles aussi changeantes qu’un caméléon”. On y trouve une expansion vers l'extérieur de grappes à forte et à faible croissance ; le développement de nouveaux nœuds de croissance en marge; et enfin l'émergence récente de grappes à forte croissance dans le noyau central.

Malgré la résolution de l’image satellitale qui ne permet pas de les identifier plus clairement, on saisit cependant la présence d’activités diversifiées et d’occupations variées des terrains, parmi lesquelles des parcours de golf. Dans l’extrême sud de l’image, dans la province périmétropolitaine de Laguna, les abords de l’autoroute SLEX sont le lieu d’élection de plusieurs parcs industriels. Ils bénéficient des incitations fiscales accordées aux entreprises étrangères dans les Zones Economiques Spéciales (SEZ, Special Economic Zones) et de  l’accessibilité permise par l’axe de circulation. On y trouve ainsi le complexe Pacita de San Pedro, le People’s Technology Complex de Carmona (Philips), et surtout - en bordure sud de l’image - le Laguna International Industrial Park de Santa Rosa, qui constitue le pôle principal de l’industrie automobile philippine avec la présence des firmes japonaises Toyota, Mitsubishi, Isuzu.

Le lac de Laguna de Bay : un important pôle piscicole menacé par la pollution

En ce qui concerne un des éléments majeurs de l’image, le lac de Laguna de Bay, on distingue d’une part la longue péninsule de Binangonan, dans le prolongement de laquelle se situe l’île Talim (26 km²), d’origine volcanique (forte de cratère à sa pointe Sud), et d’autre part les traces nombreuses de l’activité de pisciculture intensive, développée depuis les années 1980, alimentant en poisson l’agglomération de Manille.

Environ 3 000 exploitants sont impliqués dans cette activité. Les poissons sont élevés dans des enclos (“fishpens”) pour les plus grands et des cages pour les plus petits. Les espèces dominantes sont le poisson-lait bangus (Chanos chanos), le tilapia (Oreochromis niloticus), la carpe à grosse tête (Aristichthys nobilis), le poisson-chat kanduli (Arius manillensis, natif du lac), et la perche argentée ayungin (Leiopotherapon plumbeus).

L’activité piscicole est cependant menacée par la pollution des eaux du lac, du fait de sa proximité avec l’aire métropolitaine et des effluents de l’agriculture (pesticides, engrais : problèmes d’eutrophisation par les nitrates) ainsi que la présence invasive d’un poisson carnivore introduit accidentellement en 2009 suite aux crues massives causées par le typhon Ondoy, le “clown knife fish” (poisson-couteau clown, Chitala ornata), capable de déchirer les filets des enclos de pisciculture.

Pour résoudre les conflits entre les utilisateurs du lac, une carte de zonage des lacs a été élaborée, avec les zones désignées comme zones de pisciculture (cages et enclos), zones de pêche ouvertes, zones de réserves de poissons interdites à l’exploitation, et couloirs de navigation. La production s’est stabilisée depuis 2010 aux alentours de 55 000 tonnes de poisson par an après une forte hausse dans la décennie précédente : on passe ainsi de 20 000 t. en 1996 à 62 000 t. en 2008, alors que la simple pêche dans le lac fournit 25 à 30 000 tonnes par an.

Depuis 1969, une agence gouvernementale, la LLDA (Laguna Lake Development Authority), rattachée au Ministère de l’environnement et des ressources naturelles (DENR, Department of Environment and Natural Resources) a comme missions la protection, le développement et la durabilité du lac et des 21 petits bassins fluviaux qui l’alimentent.

Malgré les incohérences fréquentes de gouvernance dans l’agglomération de Manille, une coordination entre la LLDA, la MMDA (Metro Manila Development Authority) et la PRRC (Pasig River Rehabilitation Commission, créée en 1999) apparaît essentielle, puisque l’on peut parler d’un métabolisme partagé entre le lac et l’aire métropolitaine, entre-autre via la rivière Pasig, qui relie le lac à la baie de Manille (visible en haut de l’image comme un trait sinueux).

Moussons, crues, gestions des eaux et grands projets d’aménagement en débat

Les crues répétées dans Manille, causées par les intenses précipitations de la mousson “habagat” (flux de Sud-Ouest) et les occasionnels typhons, sont aggravées par l’encombrement par des ordures de nombreux petits cours, les esteros, qui courent au sein de l’agglomération. Les crues sont particulièrement fortes à la confluence entre la Marikina River venue du Nord et la Pasig River.

Pour en limiter l’effet, un canal de dérivation des crues de la Marikina a été ouvert en 1986, la Manggahan Floodway, qui est bien visible en haut de l’image (trait sombre rectiligne épais). Si ce canal permet de diminuer la hauteur d’eau dans la rivière Pasig à sa traversée de l’aire métropolitaine, il contribue aussi à une hausse des niveaux du lac, un plan d’eau peu profond, et de ce fait aggrave les inondations dans les communes situées autour du lac.

Un peu comme en Louisiane, où il est prévu de détourner le trop plein d’eau du Mississippi vers des zones de bayous pour protéger la Nouvelle-Orléans, le choix semble être de privilégier Manille au détriment des provinces adjacentes, Laguna et Rizal. Une différence majeure avec la Louisiane est qu’il s’agit ici de régions beaucoup plus fortement peuplées, tout autour du lac. On compte en effet une densité de 4 400 hab/km2 à Cardona Rizal, 4 300 hab/km2 à Binangonan,  7 100 hab/ km² à Cabuyao, 3 200 hab/km² à Calamba, 2 100 hab/km² à Los Baños, 1 500 hab/km² à Bay, 1 600 hab/km² à Pila ou 3 000 hab/km² à Santa Cruz.

Une solution envisagée depuis 1975 est de creuser un canal d’évacuation souterrain – le  “Parañaque Spillway” entre lac Laguna de Bay et baie de Manille, sous l’isthme de Muntinlupa-Parañaque, pour limiter les hautes eaux du lac. Mais jusqu’à présent, ce n’est resté qu’un projet, abandonné en 2012 comme “impraticable”, mais qui reste malgré tout une option technique avec des partisans comme la LLDA ou le conglomérat San Miguel, prêt à y investir 2 milliards de pesos, soit environ 35 millions d’euros. Des plans très détaillés ont été proposés en 2018 par les experts japonais de la JICA (Japan International Cooperation Agency).

Par contre, une autoroute longeant le lac, parallèlement à la SLEX, et qui visait à la fois à décongestionner la SLEX et permettre des remblaiements sur le lac, voire l’édification d’un aéroport sur le lac, a été semble-t-il définitivement abandonnée, au vu de coûts financiers et environnementaux excessifs.

 

D’autres ressources

Site Géoimage :

Philippines - La mégapole du Grand Manille entre aléas, risques, urbanisation et aménagement durable


Documents complémentaires

Boquet, Yves (2017), The Philippine archipelago, Cham, Springer, 848 p.

Boquet, Yves (2014), “Les défis de la gouvernance urbaine à Manille”, Bulletin de l’AGF, vol. 91, n°4, pp. 461-478,

Guéguen, Catherine (2013), “Institutions, société civile et héritage de la Loi martiale dans l’aménagement de la baie de Manille (Metro-Manila, Philippines)”, Cybergéo, n° 649,

JICA (Japan International Cooperation Agency) (2018), Pre-feasibility study of Parañaque spillway, 215 p., open_jicareport.jica.go.jp/pdf/12308284_04.pdf
 
McGee, Terry (1991), “The emergence of desakota regions in Asia : expanding a hypothesis”, in Norton Ginsburg, Bruce Koppel & Terry McGee (dir.), The Extended Metropolis : Settlement Transition Is Asia, Honolulu, University of Hawaii Press, p. 3-25.

Okyere, Seth & al. (2015), “Contested Space: Manila Sunset Bay and the Conflict Over Land Reclamation for an Urban Transformation Project”, Journal of Studies in Social Sciences, vol. 13, n°1, p. 75-98,

Rodolfo, Kevin (2014), “On the geological hazards that threaten existing and proposed reclamations of Manila Bay”, Philippine Science Letters, vol. 7, n°1, p. 228-240, 

Saguin, Kristian (2016), “Blue Revolution in a Commodity Frontier: Ecologies of Aquaculture and Agrarian Change in Laguna Lake, Philippines”, Journal of Agrarian Change, vol. 16, n°4, p. 571-593,

Sengupta, Dhritiraj & al. (2018), “Building beyond land: An overview of coastal land reclamation in 16 global megacities”, Applied Geography, vol. 90, p. 229-238,

Contributeurs

Yves Boquet, Professeur de géographie à l’université de Bourgogne-Franche-Comté (Dijon), Professeur invité à l’université des Philippines Diliman (Quezon City) en 2013 et à Lyceum University of the Philippines (Manille) en 2015.