Etroite fenêtre maritime à l’interface ente les immenses océans Arctique et Pacifique, le détroit de Béring sépare aussi sur environ 90 kilomètres de large l’Asie de l’Amérique. Point de passage millénaire entre deux continents ou « rideau de glaces » durant la Guerre froide, ce détroit a une fonction géostratégique majeure. Unique frontière directe entre la Russie et les Etats-Unis, délimitée seulement en 1990, la région du détroit de Béring est aujourd’hui confrontée au changement climatique et à l’ouverture des nouvelles routes maritimes arctiques.
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Image complémentaire :
Image radar prise par un satellite de la mission Copernicus, Sentinel-1, le 7 mars 2019.
Il faut noter que le détroit de Béring, passage étroit d'environ 80 km de large reliant les océans Pacifique et Arctique, est pratiquement exempt de glace. Les quelques plaques de glace de mer apparaissent en bleu clair.
Image du site de l'ESA.
Bering in dire straits
Ci-contre, l'image satelitte issue de Sentinel-2B, contient quelques repères géographiques du détroit de Béring qui relie la mer de Béring à la mer des Tchouktches, entre la Sibérie orientale de l'Alaska.
Le détroit nom de ce détroit vient de l'explorateur danois Vitus Bering, qui fut le premier occidental à le franchir en 1741 lors d’une expédition durant laquelle il perdit la vie.
Présentation de l'image
Le détroit de Béring, frontière et interface entre
deux puissances et deux continents
Les nouvelles technologies spatiales dans l’étude du Grand Nord
L’image proposée a été capturée par le satellite de la mission Copernicus Sentinel-2B. Il s'agit d'une image satellite "vraies couleurs" d'environ 150 km de large et de résolution 10m. Elle est accompagnée, en image complémentaire, d’une image radar Sentinel-1. Ces satellites fournissent des images permettant de générer des cartes indiquant d'une part l'état de la glace de mer pour un passage sûr dans les eaux arctiques et pour distinguer, d'autre part, les glaces de première année plus minces et plus navigables des glaces plus épaisses et plus dangereuses.
Ces images font partie des nouveaux outils de la recherche arctique en plein développement. Les premiers satellites (cf. Landsat, Spot...) ont permis de fournir une vue d’ensemble, et en continu, de l’océan dans son entier. Aujourd’hui, les nouveaux satellites permettent de mesurer les changements d’épaisseur de la glace sur une année, avec une précision de l’ordre de 2 à 5 cm.
D’autre part, l’usage des images satellites s’est largement democratisé avec la diffusion de plus en plus considérable d’images en haute définition, avec des résolutions au sol de l'ordre de 5 ou10 m, voire moins. Des niveaux de détail encore inconcevable dans les années 1990/2000 pour un usage civil ou éducatif. Ces productions participent du changement de regard que l’on peut ainsi porter sur la Terre et apportent une contribution majeure à l’étude des régions du globe les plus lointaines et les plus difficiles d’accès.
Enfin, cette image est assez exceptionnelle dans la mesure où la nébulosité et le couvert nuageux constituent pour certains satellites un vrai frein à la production d’images de qualité. C’est particulièrement vrai dans les espaces des hautes latitudes et la zone intertropicale. Lors du jour de la prise de vue, le 9 septembre 2018, le temps était suffisamment dégagé, grâce à une météo très clémente, pour disposer d’une vue d’ensemble du détroit. Un phénomène au total rarissime.
Nous sommes en effet ici à 66° de latitude Nord. Sur la même latitude que l’Islande qui bénéficie pour partie du courant marin chaud du Gulf Stream, la région se caractérise par un climat polaire à influences maritimes. Elle est marquée par des températures qui peuvent être particulièrement froides, des vents très violents et de puissants courants marins. Ce détroit a en effet la particularité d’être le passage interocéanique entre l’Océan arctique au nord, dont la Mer des Tchouktches fait partie, et l’Océan pacifique, dont le Mer de Béring fait partie, au sud.
Le détroit de Béring : une situation et un site exceptionnel
Sur l’image se distinguent nettement deux masses de terre dont la présentation s’emboîte à des niveaux d’échelles spatiales exceptionnelles : régionales, nationales, continentales et mondiales. A droite, donc à l’ouest, se trouve le Cap Dejnev, qui est la pointe la plus nord-orientale de la Sibérie ; nous sommes donc là en Russie et sur le continent asiatique. A gauche, donc à l’est, se trouve le Cap du Prince de Galles qui est au bout de la péninsule de Seward et donc à la pointe la plus nord-occidentale de l’Alaska, nous sommes donc là aux Etats-Unis et sur le continent américain.
Ces deux Etats et ces deux continents - qui se font ainsi face dans le Grand Nord - sont séparés par un espace maritime : c’est le Détroit de Béring.
Large d’environ 80 km, c’est un petit détroit, bien plus étroit que celui de Malacca par exemple. Cette image montre donc bien une interface, puisque ce détroit fut un point de passage historique des Homo sapiens venus d'Asie pour peupler les Amériques 30 000 années avant notre ère, alors que la mer était bien plus basse. Mais c’est tout autant une discontinuité, à la fois physique et géopolitique entre la Russie et les Etats-Unis.
A peu prés au centre du détroit se trouvent les îles de la Grande (29 km2, point culminant : 477 m.) et de la Petite Diomède (7,35 km2, point culminant : 494 m) d’une surface cumulée d’environ 36 km2. La Grande Diomède se trouve à 45 km du cap Dejnev, la petite Diomède à 40 km du Cap du prince de Galles. Elles sont séparées entre elles par une distance d’environ trois kilomètres. À l'est, la Petite Diomède, habitée par 170 Inuits, appartient aux Etats-Unis ; à l'ouest, la Grande Diomède est sous souveraineté russe.
Petit détroit, délimitations frontalières et grands enjeux géostratégiques
La frontière entre les Etats-Unis et la Russie traverse le détroit de Béring et passe entre la Petite et la Grande Diomède. Cette frontière inter-étatique est aussi une limite majeure pour la vie quotidienne de l’humanité toute entière : si la terre est découpée en 24 fuseaux horaires, c’est ici que passe la ligne de changement de date d’un jour à l’autre. Nous sommes là en effet aux antipodes de l’Europe occidentale, du Royaume-Uni et donc du méridien de Greenwich. Selon le sens de la traversée entre la Petite et la Grande Diomède, vous pouvez selon l’heure vous trouvez sur des jours différents.
L’Alaska a été vendue le 30 mars 1867 par la Russie aux Etats-Unis, date depuis laquelle les deux pays partagent une frontière commune. Point de passage historique entre les deux continents, le détroit de Béring devient durant la Guerre froide le point le plus rapproché entre les deux superpuissances et les deux blocs, et l’unique ligne de front directe. La frontière acquit ainsi le surnom de « rideau de glace » en référence au « rideau de fer » qui a coupé l’Europe en deux entre 1947 et 1989. Durant la Guerre froide, les habitants de Grande Diomède sont évacués sur le continent et la militarisation de l'île empêche tout retour.
La région connue donc une militarisation extrêmement marquée avec en particulier l’implantation de nombreux postes militaires, de stations de surveillance, de renseignement et d’écoute malgré des contraintes extrêmement sévères. Elle fut aussi l’occasion de rivalités marines et, sans doute surtout, sous-marines.
Il faut attendre 1990 pour que la Russie et les Etats-Unis délimitent enfin leurs espaces maritimes dans le détroit de Béring, la mer de Béring et l’Océan glacial arctique. En se référant à l’accord conclu en 1867, ce traité délimite une frontière maritime, dont des portions du plateau continental situées au delà de la limite extérieure des 200 mn.
Le détroit de Béring face au changement climatique
L’actualité rappelle, au rythme régulier des alertes du GIEC (Groupe International d’Experts sur le Changement Climatique), les importantes conséquences du changement climatique pour les écosystèmes et les hommes. La température moyenne à la surface de la Terre aurait augmenté de + 0,8°C depuis la fin du Moyen-Age, et pourrait augmenter de + 1,5°C à + 4,8°C d’ici 2100.
Or, les variations climatiques sont plus fortes pour les milieux polaires des hautes latitudes : au-dessus du 60° parallèle, la température moyenne augmente deux à trois fois plus vite qu’ailleurs et on a pu observer un écart de 2°C entre la première et la dernière décennie du XXe siècle, chiffre supérieur à toutes les autres régions du monde. L’étendue de la glace à la fin de l’été dans l’océan Arctique baisse drastiquement depuis trente ans et le changement s’est accéléré depuis 2000, la banquise estivale commençant à fondre de plus en plus tôt au printemps. L’observation d’images satellites permet de constater que la banquise estivale a ainsi perdu environ 50 % de sa superficie et 75 % de son volume depuis trente ans.
Une des conséquences les plus importantes des bouleversements climatiques est de permettre l’ouverture économique de l’Arctique et de nouvelles routes maritime, du fait de la fonte des glaces et du développement technologique. En particulier, ces nouvelles routes commerciales maritimes représentent potentiellement d’immenses gains de distances, et donc de temps : jusqu’à 40 % entre l’Europe et l’Asie en passant par le Passage du Nord-ouest au lieu du Canal de Suez. La distance ne se réduit cependant pas en géographie à une simple notion géométrique, et plusieurs éléments permettent de nuancer cette approche.
Enjeux environnementaux et stratégiques des routes maritimes arctiques
Car comme l’illustre l’image, nous sommes ici en milieu polaire. La morphologie glaciaire est partout omniprésente (lacs de surcreusement glaciaire, puissance des dépôts morainiques, large désorganisation du réseau hydrographique, cordons littoraux dus à la remobilisation des alluvions fluviaux par les courants marins…) et la végétation rase (toundra). Largement érodées, les hauteurs présentent des altitudes médiocres (494 m à la Petite Diomède), y compris dans le sud de la Péninsule de Steward. Les plaines et plateaux bas occupent tout l’espace, ces derniers finissent souvent par de hautes falaises de 200 à 350 m. aux fortes pentes (cf. rivages des Diomèdes).
Il faut tout d’abord distinguer les deux routes maritimes, la route du Nord-Ouest et la route du Nord-Est.
La route du Nord-Ouest, pour des raisons climatiques, est aujourd’hui gelée la majorité de l’année. Pour des raisons politiques et économiques ensuite, cette région de l’Arctique a été beaucoup moins développée qu’en Russie. Aujourd’hui, il existe très peu d’infrastructures comme des ports en eau profonde, des brise-glaces canadiens etc. Le trafic y est donc très faible : entre 1906, date du premier transit complet du Passage du Nord-Ouest, et 2008, on ne compte que 120 navires ayant effectué le transit complet du passage du Nord-Ouest.
En revanche, la Route maritime du Nord-Est constitue une voie navigable stratégique pour l’URSS puis la Russie depuis le début du XXe siècle. Les infrastructures et les ports y sont donc plus présents. La Russie est le pays arctique qui a également – et de loin - la plus grande flotte de brise-glaces, avec cinquante-cinq brise-glaces opérationnels, soit la moitié de la flotte mondiale et cinq fois plus que le Canada, au second rang deuxième mondial. La route est libre de glace toute l’année dans sa partie occidentale, et durant l’été sur toute la route. Le trafic local y est croissant en raison de l’exploitation des ressources et de leur approvisionnement vers les ports arctiques ; c’est toutefois encore très loin d’être une route commerciale d’ampleur mondiale. Le développement de la route reste cependant un objectif majeur de la Russie : Moscou a réaffirmé en avril 2019 son objectif d’atteindre 80 millions de tonnes de fret annuel par la Route maritime du Nord d’ici 2025, quatre fois plus qu’actuellement.
De nombreuses contraintes au développement commercial des routes subsistent, liées en partie aux conséquences du changement climatique qui ne sont pas forcément bénéfiques pour les armateurs. Les conditions de navigation sont imprévisibles : sans compter la nuit polaire pendant une partie de l’année et le froid, la fonte de la banquise provoque la multiplication des growlers, petits blocs de glace flottants qui constituent un danger pour les navires. Les obstacles techniques sont encore nombreux, avec un manque d’infrastructures, de brise-glaces – on ne voit aucun port important sur l’image. Les obstacles financiers sont également divers, avec le prix des taxes, le coût du personnel formé et des équipements. Les risques environnementaux enfin sont très présents. Le tout fait qu’actuellement, les routes maritimes ne sont pas compatibles avec la logique de flux tendu du commerce international. Comme l’explique Frédéric Lasserre, les routes arctiques sont encore loin de constituer des « autoroutes » pour le commerce international.
Documents complémentaires
BAUDU Hervé, La flotte mondiale de navires brise-glaces, 28 novembre 2018, consulté le 5 juin 2019.
BOISSIERE Aurélie et CANOBBIO Éric, Atlas des pôles: régions polaires: questions sur un avenir incertain, Paris, Autrement, 2007.
CANOBBIO Eric, Mondes arctiques - miroirs de la mondialisation, s.l., Cnrs, 2011, 64 p.
GARCIN Thierry, Géopolitique de l’Arctique, Paris, Economica, 2013, 186 p.
LASSERRE Frédéric, « Géopolitiques arctiques : pétrole et routes maritimes au cœur des rivalités régionales ? », Critique internationale, 13 décembre 2010, no 49, p. 131 156.
Cité de l’espace : l’océan Arctique vu de l’espace, la banquise au plus bas
Site de l’ESA : évolution des températures dans le Grand Nord Arctique de 2000 à 2016.
Le site de la NASA https://climate.nasa.gov/vital-signs/arctic-sea-ice/
Le site du NSIDC (National Snow and Ice Data Center) : https://nsidc.org/about
Contributeur
Camille Escudé-Joffres, Agrégée de géographie, enseignante à Sciences Po