Au nord de la Patagonie par 41°46’, la dépression intermédiaire chilienne disparaît au profit d’une vraie mer intérieure bien abritée du large par l’île de Chiloé : le Golfe d’Ancud avec la ville de Calbuco (34.000 habitants) et ses 16 petites îles. La région bénéficie de conditions hydrologiques et climatiques idéales pour la salmoniculture qui y explose depuis les années 1980/1990. Elle polarise aujourd’hui 40 % de la production du pays, mais les concentrations sont telles que les équilibres biologiques des écosystèmes marins sont rompus. Deux grandes épidémies tuent des millions de saumons en 2007/2008 (virus AIS) et 2016 (algues toxiques). Face à la crise écologique et environnementale régionale, les firmes se lancent dans une véritable fuite en avant en partant à la conquête de nouveaux espaces dans lesquels elles transfèrent leur modèle intensif (cf. régions d'Aysén et de Magallanes dans l'extrême sud du Chili et la Terre de Feu).
Légende de l’image
Cette image de Calbuco, ville stratégique, sur une avancée de terre faisant face à 16 îles dans la région des lacs, a été prise par le satellite Sentinel-2A le 26 septembre 2023. Il s’agit d’une image en couleurs naturelles de résolution native à 10m.
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Repères géographiques
Présentation de l’image globale
1 - Un milieu naturel exceptionnel entre le Sud chilien et la Patagonie
Une vaste mer intérieure. Cette image, centrée sur Puerto Montt, la capitale de la région des Lacs, dans le sud du Chili, permet de saisir une transition paysagère majeure de ce pays étiré sur 4 200 kilomètres. Au nord de la ville, la dépression intermédiaire chilienne, qui se déploie entre la cordillère de la Côte à l’ouest et la cordillère des Andes à l’est, est occupée par un spectaculaire chapelet de lacs de piémont, creusés par l’érosion glaciaire au quaternaire, dont le lac Llanquihue visible sur l’image. Mais au sud de Puerto Montt, cette vallée centrale fut ennoyée lors de la dernière grande transgression marine il y a 19 000 ans, laissant place à une véritable mer intérieure que délimite, à l’ouest, la grande île de Chiloé et que surplombent à l’est, les volcans des Andes comme le Calbuco. La région des lacs se mue ici en un espace à dominante maritime dont les golfes percés de rias et les multiples îles annoncent la Patagonie chilienne.
Forêts et parcs nationaux. Les espaces terrestres figurant sur l’image offrent des paysages contrastés. Dans la partie orientale, l’épaisse forêt qui couvre ce versant des Andes se manifeste par une tonalité plus sombre. Elle est constituée de hautes fougères (nalcas), de feuillus apparentés au hêtre (genre nothofagus) mais compte aussi des conifères endémiques comme le cyprès de Patagonie (alerce) dont le bois très résistant a longtemps servi à la construction des maisons et des bateaux. Afin de protéger cette essence endémique surexploitée, ainsi que des espèces animales emblématiques des Andes comme le pudu, cet espace est aujourd’hui inclus dans plusieurs parcs naturels nationaux dont les parcs Alerce Andino, Hornopirén et Vicente Pérez Rosales. Au contraire, la partie occidentale de l’image, tant la zone continentale de Puerto Montt à Calbuco que le nord de l’île de Chiloé, présente un paysage cultivé, mis en valeur depuis la fin du XIXème siècle.
Le gouvernement chilien avait alors incité des milliers de colons, notamment venus d'Allemagne, à s’installer dans cette marge sous-peuplée. Ils défrichèrent la zone entourant les lacs et utilisèrent le bois d’alerce pour la construction des maisons colorées de Puerto Montt qu’ils fondèrent en 1853, ainsi que de Puerto Varas, plus au nord sur les rives du Lac LLanquihue. Quant à Chiloé, les populations y vivaient d’une polyculture vivrière, de la pêche et de la collecte des fruits de mer mais la pauvreté les contraignait à des migrations saisonnières vers le Chili central voire l’Argentine ou à s’embarquer sur des baleiniers.
L’essor du tourisme. Au XXème siècle, les sublimes paysages de cette région reculée permirent l’essor d’un tourisme national qui vint diversifier une économie dominée par le secteur primaire (exploitation de la forêt, agriculture, pêche), mais guère celui du tourisme international, tant le Chili est éloigné des grands bassins émetteurs. Cependant dans les années 1970, le gouvernement, qui cherchait à réduire la dépendance économique nationale aux exportations de cuivre, eut l’intuition que cette région de transition entre le Sud et la Patagonie n’offrait pas seulement des aménités naturelles mais réunissait les avantages comparatifs propices au développement de la pisciculture du saumon, une espèce issue de l’hémisphère nord qu’il convenait donc d’introduire dans les eaux chiliennes.
2 - Le « boom » du saumon chilien dans les années 1980-1990 : insertion dans la mondialisation et transferts de modèles
D’un projet japonais des années 1970... Soucieux de sécuriser son approvisionnement, c’est le Japon qui proposa à partir de 1969 un programme de coopération pour introduire le saumon puis expérimenter la technique du « ranching », laquelle s’appuyait sur le comportement naturel de l’espèce. En effet, le cycle de vie des salmonidés débute en eau douce jusqu’à la transformation de l'alevin en « smolt », soit un juvénile capable de vivre dans l’eau salée. Il fait alors son avalaison et rejoint la mer pour arriver à maturité, avant de retourner dans son lieu de naissance pour se reproduire. Le « ranching » supposait ainsi d’élever des juvéniles en eau douce avant de les libérer pour qu’ils initient leur voyage vers la mer, en espérant les pêcher une fois adultes, à leur retour dans leur site de naissance. Mais le ratio entre les juvéniles libérés et les adultes capturés fut décevant et Fundación Chile, née en 1976 sous la dictature d’Augusto Pinochet (1973-1990), chercha une autre technique.
Au modèle norvégien... Cet organisme public-privé avait en effet pour mission d’introduire des innovations propres à diversifier les exportations chiliennes en promouvant la recherche appliquée et les transferts de technologies. Dotée de fonds propres, grâce à des capitaux publics et des apports américains, cette usine à « projets » avait les moyens d’amorcer une activité pour en démontrer la viabilité avant d’organiser sa reprise par le secteur privé, selon la logique libérale imposée par la dictature. Convaincue qu’il était possible d’acclimater les techniques d'élevage norvégiennes dans le Sud chilien, Fundación Chile créa en 1982 la société Salmones Antártica afin de pratiquer le « farming » des saumons, soit un élevage dans des bacs en eau douce avant un transport des juvéniles vers des enclos en mer (zoom).
Après des expérimentations plus au sud, dans la région d’Aysén, ce sont les territoires couverts par l’image satellite qui devinrent le cœur du dispositif agro-industriel car ils présentaient l’ensemble des avantages comparatifs requis.
Les nombreux atouts régionaux. La région disposait d’une réserve de main d'œuvre peu coûteuse de « paysans-pêcheurs » désireux d’en finir avec le « vagabondage laborieux » traditionnel (P. Grenier). La route Panaméricaine ainsi que l’aéroport de Puerto Montt assuraient une bonne desserte et, la possibilité d'une production à contre-saison, par rapport aux concurrents situés dans l'hémisphère nord, n’était pas le moindre des avantages.
Mais - surtout - les conditions hydrologiques semblaient optimales et les eaux chiliennes furent présentées comme « les plus pures du monde ». L’élevage du saumon requiert en effet des eaux fraîches entre 8° et 15° et suppose d’associer plusieurs sites de production, certains en eau douce et d’autres en eau salée, ce qu’offre justement la région de Puerto Montt. Les eaux douces du Lac Llanquihue, au nord de l’image, servirent à l'élevage des alevins jusqu'au stade de smolt tandis que les sites d’abris offerts par les îles et les nombreuses rias accueillirent les enclos ainsi tout à la fois protégés des vagues de la mer de Chiloé, mais irrigués par ses eaux bien oxygénées grâce aux courants froids traversant le canal de Chacao. Pratiquement tout le linéaire côtier du golfe de Reloncaví visible dans la partie orientale de l’image fut ainsi approprié par les concessions d’aquaculture, tout comme le contour des espaces insulaires.
Le saumon : un des fleurons de la diversification et de l’ouverture économique. Dès la saison 1987-1988, Salmones Antártica, qui employait 600 personnes, produisit et exporta 1 000 tonnes de saumon. La preuve de la viabilité de cette nouvelle filière exportatrice étant faite, Salmones Antártica fut vendue en 1990 à des capitaux japonais. La production de salmonidés monta à 29 000 tonnes en 1990 puis fut multipliée par dix en 10 ans pour atteindre un premier pic de production en 2006, avec 647 000 tonnes. Ce « boom » du saumon fut alimenté par le gouvernement démocratique chilien qui procéda à une distribution rapide et généreuse de concessions dans les eaux lacustres et côtières. Il est vrai que la législation environnementale était lacunaire et les externalités négatives de l’aquaculture alors méconnues, mais le nouveau régime voyait surtout dans la croissance économique une condition de la stabilité politique et poursuivit en conséquence la politique de diversification économique initiée par la dictature. De nouvelles niches d’exportation furent développées comme le vin dans la région de Santiago ou les fruits rouges, un autre produit du Sur chilien.
Mais l’industrie du saumon resta le fleuron de cette stratégie et le Chili gagna des parts de marché en proposant un poisson moins cher que ses concurrents, alors que la demande augmentait. En 2020, la récolte de « l’or rose » a dépassé pour la première fois le million de tonnes, ce qui représente 27 % de la production mondiale et place le Chili au deuxième rang derrière la Norvège (38 %). Le montant des exportations, vers les Etats-Unis et le Japon principalement, atteint 5,1 milliards de dollars, soit 5,5 % de la valeur des exportations chiliennes. Enfin, la salmoniculture emploie 56 000 personnes de manière directe, plus du double si on intègre les emplois indirects.
La création d’un district agro-industriel spécifique. Puerto Montt et sa périphérie, au nord du golfe de Reloncaví, furent les principaux bénéficiaires de ces retombées industrielles car l’ensemble de la chaîne productive aquacole s’y est développé. Tout d’abord, le port lui-même a été dynamisé. En effet, pratiquée à grande échelle, l’aquaculture ne s’est pas pour autant substituée à la pêche en mer, elle en est même devenue un moteur car le saumon, espèce carnivore, reçoit des apports de protéines animales issus de la pêche intensive, notamment du chinchard. En amont de la filière, les usines produisant des intrants comme les farines destinées à l’alimentation des saumons, se trouvent principalement dans la commune de Pargua, sur l’axe unissant Puerto Montt au canal de Chacao et plus loin à l’Ile de Chiloé.
Ce petit district industriel est aussi animé par les activités situées à l’aval de la filière, comme le conditionnement du saumon (salage, fumaison et emballage) et la logistique spécialisée (entrepôts frigorifiques) puisque les produits sont destinés à l’exportation. Enfin, l’exploitation du littoral fut progressivement diversifiée par l'élevage de nouvelles espèces (moules, abalones ou algues). Ainsi au cours des dernières décennies, Puerto Montt qui a gagné en dynamisme et en attractivité, a connu une importante croissance démographique - sa population doublant entre 1992 et 2017, pour atteindre 246 000 habitants. On peut voir sur l’image satellite l’extension des quartiers pavillonnaires vers le nord, notamment en direction du rivage du Lac Llanquihue et de la station balnéaire Puerto Varas.
L’importance de grands groupes mondialisés. Enfin, la salmoniculture a intégré cette périphérie chilienne à la mondialisation en la connectant aux marchés internationaux. Le secteur d’activité était très atomisé à ses débuts, mais l’importance des investissements nécessaires pour honorer les règles sanitaires et les exigences commerciales des acheteurs internationaux a rapidement favorisé un processus de concentration et d’intégration verticale, avec une ouverture des capitaux à la Bourse de Santiago.
Aujourd’hui, l’acteur dominant du marché chilien, AquaChile, fait partie de la holding agroalimentaire Agrosuper S.A., et maîtrise un peu plus de 20 % des ventes nationales. Mais elle est suivie par le groupe Cermaq, aux capitaux japonais et norvégiens ainsi que par le numéro un mondial, le norvégien Mowi (ex-Marine Harvest). La santé du secteur et de la région est ainsi fortement influencée par le comportement de la demande internationale, mais aussi par la confiance des investisseurs institutionnels et internationaux dans les perspectives économiques nationales.
3. Un secteur à l’épreuve d’une crise multiforme : le piège du productivisme
Alors qu’au milieu des années 2000, le Chili était en passe de détrôner la Norvège pour devenir le premier producteur mondial de saumon d’élevage, cette industrie a été malmenée par une série de crises qui ont fait chuter la production et révélé des externalités environnementales et sanitaires préoccupantes. La salmoniculture chilienne se heurte en réalité à des problèmes écologiques relativement similaires à ceux des élevages intensifs de porcs et de volailles, qui paraissent donc inhérents au productivisme.
Productivisme et successions de crises sanitaires. La concentration de milliers de poissons dans chaque enclos afin de maximiser les rendements, facilite la contamination et les rend particulièrement vulnérables. Les fermes d’élevage chiliennes, dites « salmoneras » sont ainsi chroniquement infestées de poux de mer qui peuvent provoquer la mortalité prématurée d’une partie des saumons. Mais si ce risque est connu et intégré, l’industrie a été en revanche surprise par une série de catastrophes sanitaires brutales. En 2007-2008, le virus de de l’anémie infectieuse du saumon (AIS) a rapidement décimé les élevages et la production a été amputée de moitié en 2009. Alors que la filière se reconstituait tant bien que mal, elle a été victime en 2016, puis à nouveau en 2021, de la prolifération d’algues toxiques formant des « marées rouges » qui ont fait des ravages.
Ces épisodes de mortalité massive à répétition incitent les industriels à déverser toujours plus d’antibiotiques et de pesticides dans les enclos. Selon l’organisation environnementale Oceana, en 2021, le Chili a utilisé 470 grammes d’antibiotiques pour chaque tonne produite, un chiffre qui dépasse de très loin ceux des producteurs de l’hémisphère nord où la régulation est plus stricte (0,17 g/t pour la Norvège, 10,9 g/t pour l’Écosse et 53 g/t pour la Colombie-Britannique au Canada). Une telle pratique est controversée car elle peut être toxique pour le reste de la faune locale et risque d’entraîner progressivement une dangereuse résistance des bactéries aux antibiotiques.
En outre, la salmoniculture altère d’autant plus les écosystèmes que les élevages déplorent régulièrement des évasions. Le Service National de la Pêche et de l'Aquaculture (Sernapesca) - l'entité gouvernementale chargée de faire appliquer la règlementation aquacole, a admis que plus de 3 millions de saumons se seraient échappés en mer entre 2010 et 2017. Or le saumon est une espèce exotique dans les eaux chiliennes, qui rivalise avec les poissons locaux pour l’alimentation voire s’en nourrit, au risque d’affaiblir une biodiversité déjà mise à mal par la surpêche des poissons destinés à fabriquer les farines alimentaires (anchois, sardines chinchards).
L’eutrophisation des écosystèmes lacustres et marins. Or la prolifération excessive des algues est probablement en partie le résultat de l’eutrophisation des écosystèmes lacustres et marins sous l’effet de l’élevage intensif. Les déchets provenant des enclos (aliments et déjection) s’accumulent dans les eaux et les chargent en nutriments (phosphore, nitrate, azote), favorisant ainsi la croissance rapide des algues, comme le ferait de l’engrais. Puis leur putréfaction provoque une désoxygénation de la masse d'eau, laquelle peut asphyxier les saumons et le reste de la faune aquatique.
Ajoutons pour conclure sur ce cercle vicieux que, lors de tels épisodes de surmortalité, les entreprises ne parviennent pas à collecter et détruire la totalité des carcasses et les rejettent parfois en mer où leur décomposition accentue encore l’eutrophisation. L’élévation de la température des océans sous l’effet du phénomène El Niño ainsi que du changement climatique pourrait encore accélérer ce phénomène.
Des tensions sociales croissantes. Les dommages sanitaires et environnementaux de la salmoniculture s’accompagnent de tensions sociales croissantes dans la région des Lacs et de Chiloé. Les conditions de travail sont pénibles voire dangereuses (notamment pour les plongeurs) et lorsqu’elles subissent de lourdes pertes, comme en 2007-2008, les transnationales du saumon n’hésitent pas à licencier massivement or, dans ce pays qui ne connaît pas l’Etat-providence, le chômage condamne rapidement à la pauvreté. Par ailleurs, les petites pêcheries artisanales locales qui collectent les fruits de mer sont les victimes collatérales des « marées rouges » : quand bien même les coquillages y survivent, la Sernapesca en interdit le ramassage pour des raisons sanitaires. En 2016, ils se sont mobilisés pour dénoncer les mauvaises pratiques des multinationales du saumon et obtenir des compensations.
En effet, la règlementation permissive du Chili est sans doute un autre des avantages compétitifs du pays et Juan Carlos Cárdenas, vétérinaire spécialiste des mammifères marins de l’Université du Chili et membre de l’organisation non gouvernementale Ecocéanos n’hésite pas qualifier le pays de « république saumonière » en référence à « république bananière » pour dénoncer la faiblesse de l’Etat face aux multinationales.
4 - Quelles réponses à la crise : évolution vers un modèle productif plus durable ou logique extensive prédatrice ?
La Patagonie : un nouveau front productiviste en débat. Face à la pollution des eaux dans la région des Lacs, les transnationales du saumon misent désormais sur les régions plus méridionales d'Aysén et de Magallanes dont le labyrinthe d’îles et de chenaux ainsi que les eaux très froides paraissent idéales pour y transposer leur modèle productif. L’entreprise Nova Austral détenue en majorité par des capitaux norvégiens opère entièrement depuis l’extrême sud du Chili, entre Punta Arenas et la Terre de feu, et envisage l’installation de nouveaux sites salmonicoles vers Puerto Williams, la ville la plus australe du monde.
Cette avancée de l’industrie du saumon en Patagonie, région préservée à l’exceptionnelle biodiversité, suscite l’inquiétude des acteurs de la filière tourisme et l’hostilité des peuples autochtones (dont les communautés Kawésqar et Yagan), mais révèle bien les atermoiements du gouvernement chilien. En effet, la crise de l’AIS en 2007-2008 a été un tournant. Certes, l’objectif premier était la relance d’une activité devenue essentielle à l’économie chilienne mais les conflits d’usage à l’échelle locale et la défiance croissante des consommateurs à l’échelle mondiale l’ont incité à revoir la gouvernance de l’aquaculture pour orienter la filière vers plus de durabilité.
La progressive régulation publique. Depuis 2010, la législation encadrant la pêche et l’industrie aquacole a été révisée et de nouveaux organismes publics, dont une Surintendance de l'Environnement (SMA), participent désormais à la régulation des secteurs extractifs, tant les mines que l’aquaculture. Il revient à l’Etat de délivrer une concession ou une autorisation permettant l’installation d’une structure aquacole, puis le Service national de la pêche (Sernapesca) veille à l’exécution des lois et des règlementations, s’occupe de la qualité sanitaire des élevages piscicoles et gère les parcs et les réserves marines. C’est ainsi à lui qu’incombe la surveillance des élevages.
Un budget et des effectifs réduits ont longtemps pénalisé son action mais ses moyens ont été augmentés et les inspections ainsi que les sanctions sont désormais plus fréquentes. En aout 2020, le leader mondial de la salmoniculture, l’entreprise norvégienne Mowi, ex-Marine Harvest, a été condamnée par la Surintendance de l’environnement (SMA) à une amende de 5,3 milliards de pesos (6,6 millions de dollars), un record pour le Chili. Suite à une tempête en 2018 qui avait détérioré les filets, 690 000 poissons de son élevage de Punta Redonda avaient pris la fuite en mer.
Outre ces mesures punitives, les autorités compétentes ont également imposé des mesures préventives afin de garantir la bonne oxygénation de l’eau de mer et pouvoir endiguer rapidement la propagation d’une maladie. La Sernapesca s’emploie depuis 2015 à faire respecter un zonage en macro-zones et quartiers : les fermes aquacoles doivent désormais être installées à l’intérieur d’une série de macro-zones, séparées les unes des autres par des couloirs de sauvegarde sanitaire qui doivent rester libres de concessions.
La Sernapesca s’efforce également d’obliger les salmoneras à quitter les parcs naturels nationaux car la loi y interdit explicitement l’aquaculture. Mais ce n’est pas le cas pour les autres catégories de zones protégées, comme les réserves naturelles ou les aires marines protégées côtières. C’est d’ailleurs pourquoi en 2018, les communautés Kawésqar se sont mobilisées pour demander au gouvernement de Gabriel Boric de reclasser la réserve nationale Kawésqar en parc national afin d’empêcher Nova Austral de développer davantage la salmoniculture sur leur territoire.
Ces efforts pour réviser la législation afin d’améliorer les conditions sanitaires des élevages et réduire les externalités environnementales négatives sont louables, mais la multiplication des instances compétentes et des procédures façonne un maquis administratif, dont la complexité et les failles sont mises à profit par les multinationales pour éviter d’avoir à changer radicalement leur modèle productif. Le rejet en 2022 du projet de nouvelle Constitution qui aurait durci la législation environnementale et garanti les droits des peuples autochtones leur laisse pour l’instant le champ libre.
Zooms d’étude
La ria de Huito, commune de Calbuco
Le zoom sur la ria du Huito et le territoire communal de Calbuco permet de mieux observer les espaces exploités par l’aquaculture, les effets d’entraînement de l'industrie du saumon, mais aussi les tensions socio-environnementales ainsi engendrées.
Une côte à fjords très découpée. Le tracé de la côte est entrecoupé par de profonds fjords, formés par le retrait des glaciers de la période Würm et par l’ennoiement des vallées suite à la remontée du niveau des eaux à l’Holocène. Les anciens sommets et interfluves forment des colliers d’îles le long du littoral. Calbuco comprend ainsi un archipel de seize îles, dont le siège de la ville principale, au sud de notre zoom.
L’extension des platiers rocheux et des vasières, les nutriments apportés par des cours d’eau nombreux et la puissance des courants marins froids ont rendu ces eaux particulièrement poissonneuses, tandis que les rivages sont riches de nombreux gisements de mollusques. La pêche et la collecte de coquillages ont toujours été une activité importante à Calbuco, associées à une activité agricole importante dans l’arrière-pays (élevage, culture de pommes de terre et petit maraîchage).
L’importance locale du boom du saumon. Cet espace, comme l’ensemble du golfe de Reloncaví, a été submergé par le « boom » du saumon dans les années 1990 car il réunissait des conditions naturelles adaptées à l’aquaculture. La ria du Huito est un site particulièrement bien abrité par sa forme en entonnoir et de douces collines littorales hautes de quelques dizaines de mètres. Le renouvellement des eaux par les marées est de ce fait moins efficace que dans un site plus ouvert, comme sur la partie sud du littoral, mais l’aquaculture reste envisageable grâce à une partie centrale relativement profonde. Le site a enfin l’énorme avantage de sa proximité avec Puerto Montt et les principaux sites de commercialisation et d’exportation de la production. On peut ainsi observer sur l’image deux fermes flottantes avec ses enclos caractéristiques, des carrés de 40 x 40 mètres. Il s’agit de sites de maturation et d’engraissement des saumons. On installe de larges filets dans ces structures flottantes ancrées au sol pour maintenir en captivité les poissons tout en permettant une libre-circulation de l’eau. Tout autour des fermes aquacoles, on observe la présence de nombreux points, des navires. La salmoniculture a en effet besoin d’autres structures comme des pontons flottants pour le personnel et pour le stockage des intrants nécessaires à la production. Il s’agit peut-être de wellboats, des navires spécialisés pour la collecte des poissons des vivants et leur transport dans des citernes d’eau salé.
Mais les fermes ne sont qu’un des maillons de la filière de la salmoniculture. Elles reçoivent des juvéniles issus de sites en eau douce, en aval des estuaires ou dans les lacs et lagunes de la région. Puis, elles envoient leur récolte à des usines d’abattage, de filetage, de salaison, de fumage et de conditionnement. La salmoniculture a ainsi contribué à l’industrialisation de cette commune. Les toits en tôle des conserveries et des entrepôts frigorifiques reflètent intensément la lumière et apparaissent comme des rectangles blancs sur l’image, au nord du pont unissant Calbuco au continent et au niveau de l’entonnoir de la ria principale. Calbuco a ainsi connu un important étalement au cours des deux dernières décennies, notamment en direction du continent et de la ria de Huito.
De la crise du saumon à la mytiliculture et aux algues. Mais la présence du saumon peut paraître finalement modeste. Elle a en effet beaucoup reculé depuis la crise du virus AIS en 2007 et des marées d’algues toxiques en 2013. En raison de son étroitesse, la ria de Huito s’est révélée particulièrement vulnérable à ses infections. La densité des cages à poissons et la circulation des camions citernes entre les fermes ont facilité la diffusion des maladies. L’accumulation des déjections des saumons et les dépôts d’aliments sous les cages ont fortement dégradé la qualité des eaux, et créé des conditions favorables à l’eutrophisation et aux marées rouges provoquées par des micro-algues toxiques. La géographie de la production a glissé vers des localisations plus australes, entraînant une forte augmentation du chômage et une crise économique. Elle a été en bonne partie remplacée par la mytiliculture sur filières en eau profonde. On peut voir sur l’image des alignements de bouées, retenant des fils lestés sur lesquels grandissent les naissants des moules (cholgas).
Convoitises, tensions et peuples autochtones. Le bord côtier suscite de nombreuses convoitises difficilement conciliables. Certains milieux sur l’image sont exceptionnels comme les prés salés en amont de la ria du Huito ou les vasières littorales plus au sud, et souffrent de la pollution engendrée par l’aquaculture industrielle. La faune marine endémique souffre de la turbidité des eaux et des fuites des saumons, espèce carnivore, des cages. La pêche traditionnelle est en difficulté, mais la commune est grandement dépendante de l’aquaculture, et craint de nouvelles restrictions sanitaires.
La revendication récente d’un droit au littoral par les communes indiennes mapuche lafkenche complexifie encore la question de l’appropriation et de la protection des ressources marines. Les autorités publiques sont ainsi appelées à faire des arbitrages difficiles entre protection de l’environnement, revendication d’une « juste répartition » du littoral par les communautés indiennes et de pêcheurs artisanaux, et maintien d’activités agro-industrielles de toute évidence rentables.
Cette image a été prise par un satellite Pleaides le 31 juillet 2020.
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Vue régionale
Repères géographiques
L'image ci dessous, a été prise par un satellite Pleaides le 5 février 2021.
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Le ria de Huito
Repères géographiques
D’autres ressources
Rapports
FAO, La situation mondiale des pêches et de l’aquaculture, vers une transformation bleue, 2022
Ouvrages
Philippe Grenier, Chiloë et les Chilotes. Marginalité et dépendance en Patagonie chilienne, Etude de géographie humaine, Edisud, 1984
Articles
Juan Carlos Cárdenas, « Chilean Biodiversity and Protected Areas Service Law: hostage to the lobby and salmon expansion », Ecoceanos, 15 juin 2023
Juan Carlos Cárdenas, Patricio Igor Melillanca, « La crise du modèle néolibéral chilien de la pêche », CETRI, Alternatives Sud, vol. XXIV – 2017, n°1, mars 2017
Flora Genoux, « Au Chili, la folle croissance de l’industrie du saumon, visée pour ses conséquences sur l’environnement », Le Monde, 7 octobre 2022
Sophie Lariau, José Lazcano, « Emergence et consolidation d'un pays salmonicole : le cas du Chili », Cahiers d'outre-mer. n°203 - 51e année, Juillet-septembre 1998. Activité halieutique des mers tropicales et australes. pp. 277-304
Sylviane Tabarly, « L'aquaculture marine et ses dynamiques. L'exemple de la salmoniculture Norvège, Chili : caractéristiques de deux modèles », Géoconfluences, février 2012.
https://geoconfluences.ens-lyon.fr/doc/transv/DevDur/DevdurDoc10.htm
Contributeur
Clémence Cattaneo, professeure de chaire supérieure en CPGE, lycée Thiers, Marseille
Rodrigo Cattaneo, agrégé, docteur en géographie, professeur en CPGE, lycée du Parc, Lyon