S’étendant sur 6 400 km, la frontière - hors Alaska - entre le Canada et les Etats-Unis est l’une des plus longues dyades du monde. Loin de disparaître avec l’Alena puis l’ACEUM, elle n’a cessé ces dernières années de se renforcer en devenant un enjeu de souveraineté feutré, mais réel, entre Washington et Ottawa. Dans l’ouest, entre le Montana et l’Alberta, sa forme, sa configuration et ses fonctions sont tout à fait particulières, et très différentes des situations des grandes régions urbaines ou métropolitaines des Grands Lacs ou du Pacifique ou de la frontière méridionale avec le Mexique. Pour autant, l’effet frontière demeure un facteur majeur d’organisation de l’espace régional.
Légende de l’image satellite
Cette image de la plus longue frontière terrestre séparant deux États a été prise par un satellite Sentinel-2 le 14/08/2018. Il s’agit d’une image en couleurs naturelles de résolution native à 10m.
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Présentation de l’image globale
La frontière Canada-Etats-Unis : un marqueur exceptionnel dans le Grand Ouest
Un système régional spécifique : les plateaux septentrionaux des Grandes Plaines
Comme le montre l’image, nous sommes ici dans un vaste système de plateaux sans grand relief dans lequel les points culminants atteignent les 1 000 m. d’altitude. On distingue au nord-ouest une partie du lac de Pavlowski et au milieu, travsersant l’image en coulant du nord-ouest vers le sud-est, la Milk River et sa vallée. Prenant sa source à l’ouest dans les Rocheuses (Waterton Glacier International Peace Park) et se jetant dans le Missouri, cette rivière de 1 173 km draine un bassin transfrontalier de 61 600 km.
Nous sommes ici dans le nord-ouest des Grandes Plaines, la très vaste région qui organise tout le centre des Etats-Unis et la partie occidentale du Canada méridional. La très vaste chaine des Montagnes Rocheuses se trouve en effet hors image 250 km plus à l’ouest. Toute la région appartient au haut bassin hydrographique du Missouri/ Mississippi, qui draine toute la grande gouttière centrale des Etats-Unis pour se jeter dans le Golfe du Mexique, bien plus au sud donc.
Une étude un peu détaillée de l’image fait vite apparaître l’importance des processus d’érosion fluviaux et éoliens. Les phénomènes de ravinements sont en particulier très spectaculaires et posent de vrais problèmes de protection et de conservation des sols. Alors que dans son lit fluvial les très nombreux méandres de la Milk River témoignent, toute comme son nom d’ailleurs, de l’importance de la charge alluviale transportée.
Une région semi-aride : les enjeux géopolitiques de la gestion transfrontalière de l’eau
Du fait de sa position d’abri, les dépressions et influences océaniques venues de l’Océan pacifique ne peuvent pénétrer jusqu’ici du fait de la formidable barrière topographique que constitue la puissante chaîne des montagnes rocheuses. En effet, à la même latitude plus à l’ouest, la région littorale de Seattle/Vancouver est très arrosée (cf. le nom emblématique de chaînes des Cascades). De même, à l’intérieur les très fortes précipitations expliquent le développement d’appareils glaciaires exceptionnels (Waterton Glacier International Peace Park…) qui font le bonheur d’un vaste tourisme national et international.
Nous sommes ici en effet dans une vaste région de steppes continentales semi-arides dénommée au Canada le Palliser’s Triangle. Il occupe tout l’ouest des provinces des Prairies (Saskatchewan, Alberta, Manitoba) et déborde largement vers le sud la frontière des Etats-Unis. La région connaît un climat continental très marqué avec des hivers froids (- 14°C) et des étés torrides (+ 27°c en juillet-aout), dont les moyennes masquent de très forts écarts (records de + 42°C en juillet et - 46°C en janvier). La région est soumise l’hiver aux descentes des hautes pressions polaires glaciales.
La région se caractérise surtout par des précipitations limitées (320 mm d’eau par an). Ceci explique l’aridité de la région, avec des précipitations très irrégulières dans le temps provoquant parfois des crues exceptionnelles. La Milk River présente ainsi des débits très irréguliers pouvant aller de 0 à 1 280 m3/seconde. Qualité des sols superficiels, rythmes des précipitations et semi-aridité explique l’importance de l’érosion (cf. badlands, canyons, ravines…) par les eaux et les vents.
C’est pourquoi la question de l’eau est dans la région si importante, en particulier pour l’irrigation. Le fait que le cours et le bassin hydrographique de la Milk River sont transfrontaliers expliquent les traités internationaux successifs signés au début du XXem siècle entre les Etats-Unis et le Canada pour organiser la gestion et le partage des eaux (cf. Boundary Waters Treaty de 1909, puis Order of the International Joint Commission de 1921). De même, En 1908, la Cour suprême canadienne clarifia les droits hydrauliques des réserves indiennes du bassin de la Milk River (réserve de Blackfeet au pied des Rocheuses, plus à l’ouest, hors carte).
Comme le montre l’image, la région est donc au plan végétal dominée par des formations arbustives basses et assez clairsemées (partie nord, en gris/noir) ou steppiques. Au plan agricole, c’est un milieu soit de cultures sèches extensives à faibles rendements (cf. céréales), soit de prairies sèches (cf. mise en valeur partie sud). Dans la partie méridionale, la structure agraire et les paysages sont organisés sur un modèle très géométrique, directement lié au modèle de colonisation adopté au XVIIem et XVIIIem siècles dans l’est des Etats-Unis et déployé par la suite dans l’ensemble du territoire au fur et à mesure de sa colonisation. Il présente des parcelles de tailles variables, mais toujours sous formes de vastes carrés ou rectangles.
Une région globalement périphérique, pionnière, sous-peuplée et pauvre
Comme le montre l’image, nous sommes là globalement dans une région périphérique qui constitue un front pionnier tardif. Ainsi, aux Etats-Unis, le Montana n’accède au statut d’Etat fédéré des Etats-Unis qu’en 1889 après l’écrasement des indiens Sioux et Cheyennes (bataille de Little Big Horn, le 25 juin 1876) et l’arrivée du Great Nothern Transcontinental en 1887 qui en accélère le peuplement. Localement, la création de villages et d’entités administratives intervient pour l’essentiel seulement dans les années 1920/1930. Au Canada, il faut attendre l’achat des territoires du Nord-Ouest à la Compagnie de la baie d’Hudson en 1869 et l’écrasement du soulèvement des Métis pour lever le dernier obstacle à l’organisation de l’Ouest. L’Etat fédéré du Manitoba n’est créé qu’en 1870, la Colombie britannique rejoint la fédération en 1871 alors que la Saskatchewan et l’Alberta ne sont créées qu’en 1905.
La région demeure sous peuplée comme en témoigne l’absence de villes ou gros bourgs, et pauvre aux échelles nationales et régionales. Car cet espace continental de piémonts et de plaines semi-arides sans grandes ressources présente peu d’intérêt économique.
Du côté canadien, c’est un espace méridional fonctionnant encore comme une marge tant pour l’Etat fédéré de l’Alberta, dont le centre de gravité économique et démographique est bien plus au nord (Calgary, à 460 km plus au nord, Edmonton), que pour celui du Saskatchewan (Régina, Saskatoon). Pour l’Etat fédéré du Montana du coté Etat-Unis au sud, cet espace septentrional présente le même éloignement des centres et des pôles majeurs.
En fait, les grands axes structurant l’urbanisation et les échanges est-ouest passent du côté canadien (axe Régina/Calgary) comme du coté étasunien (Williston/ Havre/Browing) bien plus au nord ou bien plus au sud (cf. axe de l’U.S. Highway 2 et voie ferrée et U.S. Hightway 187). Nous sommes ici en fait dans une partie de la dyade Canada/ Etats-Unis dans laquelle l’intégration transfrontalière est la plus faible, chaque espace frontalier se tournant le dos.
Au sud, du coté étasunien, la région couverte par l’image se trouve dans les comtés de Liberty à l’ouest et d’Hill au centre et à l’est. Ces deux comtés comptent seulement 18 800 habitants aujourd’hui, contre 20 600 en 1980, soit une baisse démographique lente mais réelle (- 8,7 %). Ils appartiennent à ces importantes marges agricoles pauvres de l’hinterland en difficultés structurelles qui s’opposent nettement aux dynamismes des régions métropolitaines et des périphéries littorales et méridionales.
Au sud–ouest de l’image se déploie le Comté de Liberty. Couvrant 3 748 km2, il est créé seulement en 1920 car nous sommes là dans un espace pionnier mis en valeur tardivement. Ce comté ne compte que 2 427 habitants, soit une très faible densité de 0,6 hab./ km2. Nous sommes ici, comme en témoigne l’image, dans un désert humain : les petits villages sont très rares et difficilement repérables. C’est en particulier une terre de migrations allemande (40 % d’origine) et norvégienne (20 %). Si 84,5 % de la population parle l’anglais comme première langue d’usage, l’allemand concerne encore 15,5 % de la population. Ce profil de population s’explique par la présence, dans le Montana comme dans l’Alberta, du côté canadien, de communautés huttérites. Ces groupes ethno-religieux chrétiens d’origine morave et allemande apparu en Europe au XVIem siècle lors de la Réforme arrivent d’Europe en vagues successives à partir du milieu du XIXem siècle pour fuir les persécutions. Ces groupes sont organisés en communautés agricoles fermées vivant en quasi-autarcie, à l’instar des Mennonites ou des Amishs dans d’autres régions des Etats-Unis, mieux connus du grand public. Les revenus y sont globalement forts médiocres : le revenu médian des ménages s’y élève à seulement 30 300 dollars par an, et 20 % de la population se trouve sous le seuil de pauvreté.
Au centre et à l’est de l’image se déploie le Comté de Hill. Couvrant 7 550 km2, il est fondé en 1912. Il ne compte que 16 400 habitants, soit une très faible densité de 2,2 hab. /km2. Le premier établissement historique est le Fort Assinniboine, hors image, où stationne à partir de 1879 l’United State Army. Une réserve indienne y est créée en 1916 et la tribu des Chippewa-Cree est aujourd’hui encore cantonnée dans la Rocky Boy Indian Réservation (hors image), ce qui explique que la population amérindienne y représente 17 % de la population totale. De manière emblématique, le nom du Comté vient de James J. Hill qui fut le président de la Great Nothern Railway Compagny, qui traverse le Montana plus au sud de l’image et qui appartient au réseau de la Transcontinental Railroad allant jusqu’à la côte du Pacifique. De 1980 à 2017, la population y recule de 17 900 à 16 400 habitants (- 8,3 %). Comme dans le comté voisin de Liberty, la population d’origine allemande y est importante (21 %). Le revenu moyen des ménages y est de seulement 30 700 dollars et 18 % de la population vit sous le seuil de pauvreté.
Mais une région au fort contraste transfrontalier : gradients et dynamiques
Pour autant, alors que le milieu est absolument le même (topographie, géologie, pédologie et sols, climat…), la frontière est particulièrement visible sur l’image du fait de contrastes très marqués dans la démographie et dans la mise en valeur agricole entre les territoires canadien et étatsunien.
Au nord, côté canadien, la zone frontalière est en effet encore plus dépeuplée qu’aux Etats-Unis et se caractérise par l’absence de ville ou de village et un peuplement très clairsemé avec des densités inférieures à 1 hab./km2. En fait, le peuplement est reporté vers 32 kilomètres plus au nord de la frontière et polarisé par la Canadian Highway 18. La seule véritable petite ville polarisant la région est Medecine Hat (32 000 hab.), située sur la Trans-Canadian Higthway d’orientation ouest/est, qui passe 200 km plus au nord. Presque tout l’espace canadien de l’image est un désert humain peu ou pas mis en valeur.
Ce coin nord-ouest des Grandes Plaines se caractérise donc par ses immensités sous peuplées, une très faible urbanisation et une très forte dépendance de l’agriculture. Le gradient du peuplement est donc un facteur majeur de différenciation, bien lisible sur l’image. Pour autant, aux Etats-Unis, la mise en valeur agricole qui apparaît spectaculaire par rapport au territoire canadien ne doit pas faire illusion. Les activités de culture et d’élevage sont des activités très extensives et fragiles car très dépendantes des fluctuations climatiques, en particulier des niveaux de précipitations. Nous sommes ici très loin des grands greniers agricoles qui font la puissance des Etats-Unis.
La frontière internationale Etats-Unis / Canada : son tracé et son fonctionnement
Comme le montre l’image, la frontière est bien marquée dans le paysage. Son tracé est un enjeu majeur de rivalité géopolitique entre les Etats-Unis et la couronne britannique, puis le Canada. En 1783, la reconnaissance internationale des États-Unis par le traité de Paris de 1783 n’a en effet pas réglé la question des frontières entre le nouvel État et le Canada, resté alors colonie britannique. La limite, déjà mal fixée en Nouvelle-Angleterre, reste pour l’essentiel inexistante à l’ouest des grands lacs. L’arrangement avec le Royaume-Uni n’intervient qu’en 1818, après la rapide guerre de 1812, la « Seconde guerre d’indépendance » pour les Etats-Unis. Face à des espaces encore mal connus, une solution artificielle est retenue : la limite est fixée sur le 49ème parallèle depuis les grands lacs jusqu’au pied des Montagnes Rocheuses. C’est la ligne qui apparaît bien aujourd’hui sur l’image. Il faut attendre la convention de 1846 entre les deux États pour voir cette ligne du 49ème parallèle prolongée des Rocheuses au Pacifique.
Sur toute la longue dyade de 6 400 km entre Canada et Etats-Unis, la frontière est matérialisée par des bornes, la création d’un vaste couloir déboisé régulièrement entretenu dans les zones forestières particulièrement nombreuses et l’installation de postes de douane sur les axes de contact. Globalement, le nombre de postes frontaliers est très inégal selon les régions. On en compte par exemple 19 en Colombie britannique, mais seulement six en Alberta sur 300 km, dont celui de Wild Horse présent sur l’image, soit un tous les 37,5 km sur la frontière entre l’Alberta et le Montana.
Sur l’image, le système frontalier est limité. Au total, un seul poste transfrontalier est ouvert : c’est celui de Wild Horse/Port of Wild Horse, presque au centre de l’image. Il se trouve sur la route 41 qui traverse l’image nord/sud en reliant Calgary et Medicine Hat au nord, côté canadien vers Butte ou Billings, au sud côté étasunien.
Il est géré conjointement par la Canada Border Services Agency (CBSA) côté canadien et par l’US Customs and Border Protection côté étatsunien. Le poste n’est ouvert qu’une partie de la journée : de 8 h. à 21 H du 15 mai au 30 septembre ; de 8 H. à 17 H. du 1er octobre au 14 mai. Gare aux personnes en retard, il faut alors attendre la réouverture les postes le lendemain.
Contrairement à l’Union européenne, la circulation des hommes et des marchandises est en effet très contrôlée aux postes frontières entre le Canada et les Etats-Unis, malgré leur intégration géoéconomique dans l’Alena puis l’ACEUM. Depuis les attentats du 11 septembre 2001, les Etats-Unis ont sensiblement renforcé leur contrôle frontalier à tous les points d’entrée dans leur territoire. En retour, le Canada exerce lui aussi un contrôle sourcilleux, même dans les petits postes frontaliers, afin d’affirmer sa souveraineté nationale face à son grand voisin du Sud.
Si cette zone frontalière marginale et désertique, où la pression migratoire est faible et les enjeux de sécurité nationale mineurs, n’est pas dotée d’un mur comme sur une partie de la frontière Etats-Unis/ Mexique, l’effet frontière demeure un facteur structurant de l’organisation de l’espace régional.
Documents complémentaires
Site poste frontalier de Wild Horse, Canada Border Services Agency.
Site du poste frontalier de Wild Horse, Montana , de la US Customs and Border Protection.
Géoimage. La frontière Etats-Unis-Mexique à Mexicali/Calexico : mur, villes-jumelles, maquiladoras, cartels et drogue.
Gérard Dorel : Atlas de l’empire américain, Autrement, 2006.
Laurent Carroué et Didier Collet : Les Amériques, Bréal, 2015.
Bruno Tertrais et Delphine Papin : Atlas des frontières : murs, conflits, migrations, Editions Les Arênes, 2016.
Contributeur
Laurent Carroué, Inspecteur général de l’Education nationale