En mars 2018, la rétrocession en mer Rouge des îles de Tiran et Sanafir à l’Arabie saoudite par l’Égypte, dans un environnement régional sous fortes tensions, soulève de nombreuses interrogations. Les répercussions de cet accord sont essentiellement géoéconomiques et géopolitiques. Elles sont aussi à terme géoenvironnementales. Inscrites dans un plan global de développement côté saoudien, les îles devraient soutenir l’industrie touristique et les relations économiques entre les deux pays.
Cette image montre îles de Tiran et de Sanafir dans la mer Rouge. Elles sont situées à la sortie du golfe d'Aqaba entre la péninsule du Sinaï et la péninsule Arabique. Cette image a été prise par un satellite Sentinel 2 le 18 septembre 2018. Il s’agit d’une image en couleurs naturelles, dont la résolution est de 20m.
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Présentation de l’image globale
Tiran et Sanafir, deux îles fermant l’accès au Golfe d’Aqaba
Un passage maritime étroit
Situés en mer Rouge, à l’entrée du Golfe d’Aqaba qui s’étend du nord au sud sur une longueur de 160 km environ, les petites îles de Tiran et Sanafir séparent le Sinaï égyptien à l’ouest et l’Arabie saoudite à l’est. Dotés d’un climat désertique chaud et sec l’été, plus doux et humide l’hiver, ces deux territoires sont inhabités. Les ressources en eau y sont rares.
A l’ouest (gauche), l’île de Tiran mesure en longueur près de 15 km pour une superficie totale de 80 km², son relief est plus accidenté et montagneux. A l’est (droite), Sanafir - la seconde île - s’étend sur 33 km2 et mesure plus de 8 km de long.
Le passage entre le Golfe d’Aqaba et la Mer rouge est constitué par un passage maritime très étroit. Ainsi, au niveau de Tiran, la distance avec les côtes égyptiennes est de 5 km seulement. C’est à cet endroit, où les eaux sont profondes, que s’effectue l’essentiel de la navigation car du côté de Sanafir, les bancs de sable et les récifs sont nombreux.
Au-delà de notre image, plus au nord et fermant le golfe, se situent les villes portuaires d’Eilat et d’Aqaba, respectivement israélienne et jordanienne.
Le pari d’un développement touristique et écologique : le projet NEOM
Sur la côte égyptienne faisant face à Tiran, on peut observer la célèbre station touristique égyptienne du Sinaï, Charm el-Cheikh. La zone est connue pour la richesse de ses coraux et de sa faune sous-marine. Les deux îles étaient, jusqu’à leur rétrocession, un espace prisé par des touristes adeptes de la plongée sous-marine et de snorkeling. Des excursions assurées depuis l’Égypte avaient même lieu sur les terres. Cependant, ces activités touristiques ont été limitées depuis le transfert des îles à Riyad. L’accès aux terres est désormais interdit même si les spots de plongée continuent aux abords des deux îles.
Tiran et Sanafir devraient par ailleurs former la partie méridionale d’une vaste zone économique appelée NEOM ; un néologisme signifiant « nouveau futur », composé de neo en latin et du M de Mostaqbal en arabe. Cet espace - grand comme deux fois le Liban - doit devenir un espace ultra-connecté et écologique. Ce vaste projet devrait mobiliser des investissements estimés à près de 500 milliards de dollars. Il est soutenu par le jeune prince héritier MBS, Mohamed Ben Salmane. Transfrontalier avec Israël, l’Égypte et la Jordanie, NEOM doit aussi assurer un développement du nord-ouest de l’Arabie saoudite, une région peu peuplée hormis la ville portuaire plus au sud de Douba (hors cadre).
La cession des îles à l’Arabie saoudite par l’Égypte
Malgré de nombreuses oppositions internes et la saisie de la Haute Cour constitutionnelle qui aura retardé l’exécution de son décret de quelques mois, le président égyptien Abdel Fattah Al-Sissi est parvenu au printemps 2018 à valider le transfert à l’Arabie saoudite, annoncé en juin 2017, des îles de Tiran et Sanafir en mer Rouge.
Officiellement, cette affaire a été présentée comme une rétrocession par le pouvoir égyptien, expliquant qu’elles avaient été mises sous la « protection » du Caire à la demande de Riyad en 1950. Cette date s’inscrivait dans un contexte de tensions fortes avec Israël (prise de la pointe sud du Néguev en mars 1949). Pour la rue égyptienne en colère, cet abandon de souveraineté est vécu comme une perte de prestige national et pour certains comme une trahison. Les autorités égyptiennes se défendent en disant qu’il était désormais légitime qu’elles reviennent au royaume saoudien.
Ce transfert - suivi à Riyad par le prince héritier MBS - a été accompagné d’importantes promesses d’aides économiques à destination d’un pays en difficulté économique depuis le Printemps 2011. Les destitutions politiques - celles de Hosni Moubarak la même année puis de Mohamed Morsi deux ans plus tard - ont ouvert un chapitre politique violent marqué par le conflit opposant des groupes terroristes bien implantés dans le Sinaï et le pouvoir en place. Un avion Airbus d’une compagnie russe parti de l’aéroport international de Charm el-Cheikh et à destination de Saint-Pétersbourg s'est écrasé le 31 octobre 2015 dans le désert égyptien suite à un attentat revendiqué par l’État islamique. Il n’y a pas eu de survivants parmi les 224 passagers et membres d’équipage. Crucial pour la population locale et l’économie régionale, le secteur touristique peine depuis à se relever.
Du point de vue saoudien, c’est une étape décisive dans la consolidation de son leadership régional dans un contexte de tensions dangereuses avec l’Iran chiite, de crise avec le Qatar et d’intervention militaire au Yémen. Il convient de préciser que l’Égypte est un allié de premier plan dans ce dernier conflit. C’est aussi un symbole marquant de passation d’autorité parmi les pays arabes du Moyen-Orient. En effet, l’Égypte n’a plus les moyens de sa puissance et la Syrie de Bachar el-Assad peine encore à sortir de la guerre civile, à éliminer les derniers groupes terroristes affiliés à l’organisation État islamique et à réaffirmer son autorité sur tout son territoire.
Un enjeu géostratégique, objet de fortes rivalités géopolitiques
Dans l’antiquité, ces deux îles ont par exemple été témoins des relations économiques entre l’Asie et l’Egypte ptolémaïque en servant de relais pour les navires marchands sur les routes de la soie et de l’encens. Abandonnées sous les Byzantins, probablement à cause de l’aridité du climat, elles deviennent un enjeu géostratégique dans la seconde moitié du XXe siècle.
Pour le comprendre, il faut remonter à la date de création d’Israël, en 1948. Ses frontières assurées par un plan de partage et de séparation avec la Palestine arabe, voté par l’ONU en 1947, lui permettent, comme l’Égypte d’ailleurs, d’avoir deux façades maritimes, en Méditerranée à l’ouest et dans le Golfe d’Aqaba au sud. En conflit jusqu’en 1949 avec ses voisins arabes, Israël a besoin d’un accès sécurisé à la Mer Rouge pour assurer ses échanges maritimes avec le reste du monde.
En 1950, c’est donc l’Égypte qui contrôle les deux îles de Tiran et Sanafir confiées par l’Arabie saoudite. Sous Nasser, les autorités égyptiennes menacent à plusieurs reprises de bloquer le détroit aux navires israéliens. C’est justement à la suite de son blocus en 1967 par les forces du raïs qu’Israël a déclenché ses attaques contre ses voisins arabes connues sous le nom de la « Guerre des Six Jours ». Depuis 1982, c’est la FMO (Force Multinationale d'Observateurs au Sinaï) qui assure la liberté de navigation dans cette zone maritime stratégique. C’est une organisation militaire indépendante de l’ONU (Organisation des Nations unies) prévue lors de la signature du Traité de paix entre les deux pays en 1979.
ZOOMS D’ÉTUDES
Tiran et Sanafir, deux îles stratégiques mais désertiques
Inhabitée en raison des problèmes de ressources en eau, l’île de Tiran se situe à l’ouest de Sanafir. C’est la plus grande des deux îles. D’une superficie de 80 km², elle mesure près de 15 km de long et 6 km du nord au sud dans sa partie principale. Elle est montagneuse au sud, composée de plateaux sablonneux au nord et est séparée de l’Égypte par quatre récifs qui sont dans l’ordre, du haut vers le bas, Jackson Reef, Woodhouse Reef, Thomas Reef et Gordon Reef. Ces récifs qui délimitent deux chenaux navigables attirent de nombreux touristes adeptes du snorkeling pour sa faune animale (tortues, requins, raies…) et ses magnifiques coraux. Ces derniers se sont cependant beaucoup dégradés suite à la forte fréquentation des visiteurs. La seule construction sur Tiran, hormis quelques petits baraquements au nord, est une petite piste d’atterrissage à l’est de l’île.
Sanafir est la plus petite des deux îles. Également inhabitée à cause du manque de ressources aquifères et du climat, elle s’étend seulement sur 33 km² et mesure près de 8 km de long. Son relief, accidenté bien que plus ouvert à l’ouest, est moins élevé que l’autre île.
En raison des récifs et des bancs de sable, la navigation marchande suit, le long de la côte égyptienne, les chenaux Entreprise Passage (profondeur de 250 mètres pour les navires allant au sud) et Grifton passage (profondeur de 71 mètres pour ceux allant vers le nord).
Si les eaux proches des deux îles sont encore accessibles aux touristes venus d’Égypte, les autorités saoudiennes interdisent cependant d’y débarquer, des corvettes militaires assurant leur étroite surveillance.
Enfin, l’Arabie saoudite n’a pas remis en question les obligations de l’Égypte depuis le Traité de paix avec Israël en 1979 consacrant la reconnaissance du détroit de Tiran et du golfe d'Aqaba comme des voies de navigation internationales. Il est à noter que Washington et Tel-Aviv ont été associés à la conclusion de l’accord entre l’Égypte et le royaume saoudien, sans qui la rétrocession aurait été impossible, confirmant selon des experts le rapprochement officieux des relations entre Riyad et les Israéliens.
1 - Enterprise passage
2 - Récifs coralliens de Jackson Reef, Woodhouse Reef, Tomas Reef et Gordon Reef
3 - Grifton passage
4 - Piste d'atterissage
5 - Bancs de sable, eaux peu profondes
(Image Sentinel 2 du 18/09/2018)
Un projet de pont reliant l’Afrique et l’Asie au-dessus du détroit d’Aqaba
Au moment de la rétrocession de Tiran et Sanafir, un accord a été conclu entre l’Arabie saoudite et l’Égypte pour relier les deux péninsules par un pont de 32 km devant passer par les deux îles. Il devrait relier les localités de Ras Hamid, dans la région de Tabouk, dans le nord-ouest de l’Arabie saoudite, à Ras Nasrani, près de l’aéroport international desservant la station balnéaire de Charm el-Cheikh.
Le pèlerinage vers La Mecque et Médine et l’économie touristique, en particulier avec la plongée sous-marine dans les eaux du détroit et le site archéologique d’al-Hijr devraient en bénéficier si l’infrastructure était mise en œuvre. La station de Charm el-Cheikh est toute proche. Le pont serait alors un des éléments phares, avec NEOM, de la politique d’ouverture et de modernité prônée par le prince MBS dans son projet « Vision 2030 ». Pour autant, il est probable que les deux îles resteront interdites au public, au moins dans un premier temps, comme actuellement, au nom des intérêts sécuritaires du pays et des pressions conservatrices de certains milieux religieux.
Le projet a plusieurs fois été annoncé, notamment après la construction de la « chaussée du roi Fahd », un pont d’une longueur de 25 km inauguré en 1986 et qui relie le territoire saoudien à Bahreïn dans le Golfe persique.
En 2017, les deux gouvernements ont pris l’engagement de relancer un projet « pharaonique » qui sera financé par l’Arabie saoudite mais qui est aujourd’hui décrié pour son impact sur l’environnement et le riche écosystème de la mer Rouge.
Projet d'un pont reliant les deux péninsules.
(image Sentinel 2 du 18/08/2018)
La station touristique de station de Charm el-Cheikh
Au sud-est de la péninsule du Sinaï s’étend le long de l’étroite plaine littorale dominée par les hauts plateaux la station touristique de Charm el-Cheikh. Elle se déploie sur plusieurs dizaine de kilomètres.
Au nord de ce ruban, on peut voir l’aéroport international situé à 23 km de Charm el-Cheikh. Avec près de sept millions de touristes par an, il est le deuxième aéroport par son trafic en Égypte et parmi les dix premiers d’Afrique. Un nouveau terminal a été programmé pour doubler la fréquentation mais les travaux ont pris du retard. L’aéroport avait été fortement affecté par l’attentat terroriste touchant la compagnie russe MetroJet en 2015.
La ville de 70 000 habitants est située au sud de l’aéroport, entre les reliefs montagneux désertiques et la mer Rouge. C’est une des plus importantes destinations touristiques en Égypte. La station balnéaire est reconnue mondialement pour la beauté de ses plages (privées souvent), la richesse de ses coraux et de sa faune sous-marine.
Naama Bay est composé du quartier résidentiel et du complexe hôtelier de la ville, ultra sécurisé, surnommé « l’Ibiza d’Égypte » par les effets de son tourisme de masse. Plus au sud, on retrouve un quartier plus populaire et mieux apprécié pour son « authenticité », Old Sharm (le « vieux Charm »), avec sa mosquée et son souk (« marché ») qui est la principale attraction nocturne de la ville. Enfin, à proximité, le port abrite des soldats de la Force multinationale et observateurs au Sinaï (FMO) chargée de veiller au respect de la libre navigation dans les eaux du détroit et de l’application du Traité de paix de 1979 dans le Sinaï. Ce sont notamment des bâtiments de la marine italienne qui patrouillent régulièrement près des îles de Tiran et Sanafir.
Ras Muhammad à la pointe sud de l’image est l'un des parcs nationaux les plus importants d'Égypte. C’est un site de plongée mondialement connu.
Avec le projet de pont entre l’Arabie saoudite et l’Égypte, la station balnéaire devrait bénéficier de l’arrivée des touristes saoudiens, en particulier de la côte ouest comme les habitants de Djeddah. Les retombées économiques pour l’emploi devraient être importantes. Le tourisme religieux vers les lieux saints de l’Islam sera aussi un atout pour le développement des territoires de part et d’autre de la mer Rouge.
La station touristique de Charm el-Cheikh
1 - Aéroport
2 - Naama bay
3 - Charm El
4 - Old Sharm El-Cheikh
5 - Ras Muhammad
(image Sentinel 2 du 18/08/2018)
D’AUTRES RESSOURCES
Franck Tétart, La péninsule Arabique, coeur géopolitique du Moyen-Orient, Armand Colin, Paris, 2017.
Guillaume Fourmont, Alexis Bautzmann (sous la direction de), « Quelques îles pour unir l'Arabie saoudite et l'Égypte », dans Atlas géopolitique mondial, 2017.
Amara Makhoul-Yatim, « Arabie saoudite : le pont sur la mer Rouge cache des enjeux géostratégiques », sur le site de France 24, 11 avril 2016 (consulté le 30 novembre 2018).
Megan Detrie, « Sinai bridge project puts Red Sea ecosystem at risk, say experts », sur le site Egypt independent, 22 mars 2012 (consulté le 30 novembre 2018)
Site GeoImage : Le Canal de Suez, l’autre vallée égyptienne : un rôle géoéconomique et géostratégique majeur
CONTRIBUTEUR
Mourad Haddak, professeur en histoire-géographie au lycée français de Riyad en Arabie saoudite et conseiller pédagogique de la zone MOPI (Moyen-Orient et Péninsule indienne)