Long de 193 km et s’étendant entre le Delta du Nil à l’ouest et la péninsule du Sinaï à l’est, le Canal de Suez connecte la Mer Méditerranée, au nord, à la Mer Rouge, au sud. Cette autre vallée égyptienne joue un rôle géoéconomique majeur comme troisième ressource financière de l’Egypte. Mais surtout, le Canal est un des principaux lieux de passage du commerce maritime mondial. A ce titre, il représente un enjeu géopolitique et géostratégique majeur de niveau mondial
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Cette image du canal de Sueza été prise le 18 avril 2018 par un satellite Sentinel 2. Il s’agit d’une image en couleurs naturelles de résolution native à 10m.
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Présentation de l’image globale
Le canal de Suez : l’autre vallée égyptienne
Le canal : entre Delta et désert, entre Méditerranée et Mer rouge
Cette image représente le Nord-Est de l’Egypte, une région où le Canal est un espace intermédiaire entre le Delta du Nil, à l’ouest, et la péninsule du Sinaï, à l’est. Le Canal connecte ainsi la Mer Méditerranée, au nord, et la Mer Rouge, au sud. Cette partie du pays est aussi appelée « Masr (l’Egypte) » par le reste des habitants du pays, un terme qui montre à quel point elle constitue le cœur politique, économique et démographique (avec plus de 60 millions d’habitants sur 95 millions, soit 63 %) de cette puissance régionale.
Cette image représente bien l’occupation du territoire égyptien et les immenses défis à relever : 90 % du territoire est composé d’espaces arides et désertiques, poussant la population à se concentrer sur les 10 % restants, soit l’étroite vallée du Nil et son très vaste delta. Cela crée donc un véritable déséquilibre, avec des enjeux importants en terme d’aménagement dans les années à venir. Par rapport aux autres grands deltas construits par les grands fleuves se jetant dans la Méditerranée (Ebre, Rhône, Pô), le Delta du Nil se caractérise en effet par l’ancienneté millénaire de sa mise en valeur et par ses très fortes densités de population.
A l’ouest, le Delta du Nil : le grenier de l’Egypte
Ainsi, à l’ouest de l’image, nous pouvons apercevoir très clairement la région du Delta qui se caractérise par sa mise en valeur agricole (couleur verte) et la densité de sa trame urbaine (villes et villages en tâches grises). Dans l’angle sud-ouest de l’image, aux portes du Delta se trouve Le Caire, la capitale du pays. Les nouvelles extensions de la ville vers l’est sur le désert sont bien visibles elles aussi.
Le Delta constitue le grenier de l’Egypte avec une production agricole dynamique et diversifiée (légumes, fruits comme les mangues ou les goyaves) qui s’exporte dans une grande partie du monde ; ainsi par exemple, les mangues égyptiennes sont aujourd’hui arrivées massivement sur les étals des marchés de la Réunion. Cette région vit des apports en eaux du Nil, permettant ainsi de compenser par l’irrigation l’aridité des territoires voisins. Le Delta est une région de transition entre la Méditerranée (cf. Alexandrie, une métropole en pleine croissance au nord-ouest, hors image) et l’intérieur de la vallée. De grandes villes y créent de nouveaux pôles comme Tanta, Banha ou même Damiette.
Au Sud, la mégapole du Caire (représentée par des tâches grisâtres) prend de plus en plus d’ampleur et regroupe aujourd’hui plus de 20 millions d’habitants. Plusieurs plans ont plus ou moins tenté de guider et d’organiser cette extension vers le désert à travers des villes nouvelles : celle 6 Octobre à l’ouest et celle de New Cairo à l’est, construites sur des plateaux qui marquent le début du désert. Mais du fait de ses extrêmes densités et de sa forte croissance démographique, la ville étouffe face à la croissance urbaine. Dans ce contexte, le président Al-Sissi a lancé le projet d’une nouvelle capitale, à l’est, entre la vallée du Nil et le Canal.
A l’est, le désert, le Canal de Suez et la péninsule du Sinaï
Au sud et à l’est de l’image, nous pouvons observer le désert. A l’ouest, c’est plutôt un reg avec un plateau aride et peu de grandes dunes de sable. A l’est du Canal de Suez, et donc sur la partie orientale de l’image, se déploie la vaste péninsule du Sinaï. De forme triangulaire, elle couvre environ 60 000 km2 et culmine au sud à 2 642 m (hors image). Si les reliefs sont ici limités, le Sinaï fonctionne à l’échelle régionale comme une chaîne de hautes terres qui constitue une barrière en terme d’occupation. Les grandes villes de la péninsule du Sinaï se trouvent sur les littoraux (cf. station touristique de Sharm El Sheikh, hors image) avec des axes majeurs connectant le Sinaï au reste de l’Egypte mais aussi à Gaza et à Israël.
Cette région est occupée par des Bédouins, qui tendent à se sédentariser, en particulier sous les effets du développement du tourisme balnéaire. La rive du Sinaï du canal est la moins développée avec peu d’activités économiques et surtout, une faible occupation humaine. Mais elle est bordée par un axe routier majeur nord/sud qui relie la vallée du Nil au sud du Sinaï, espace touristique majeur. Cet espace a donc du potentiel dans une logique d’aménagement de l’ensemble du Sinaï.
Au nord-est, le rivage méditerranéen, ourlé par un long cordon dunaire bien visible sur l’image, a longtemps été peu valorisé, hormis le littoral du Delta. Aujourd’hui, l’Egypte tient à mettre en avant cette interface pour soulager le Delta et développer des espaces jusqu’ici assez marginalisés (nord-ouest avec un projet de construction d’une centrale nucléaire) et traversés par de fortes tensions sécuritaires.
Le Sud est quant à lui bordé par la mer Rouge qui relie le Canal à l’océan Indien, grand carrefour commercial à l’échelle mondiale. La ville de Suez (500 000 hab.) est ainsi la porte d’entrée sur le Canal et bénéficie d’un plan d’envergure pour lancer une zone industrielle dynamique.. Mais aussi un point de passage entre l’Egypte occidentale et le Sinaï par un tunnel aménagé avant la ville du Suez pour permettre le franchissement du canal sans gêner le trafic maritime ; il est complété par deux autres ponts situés dans la partie plus septentrionale. Enfin, la Mer Rouge est un un grand spot pour le tourisme balnéaire avec de grandes stations comme Hurghada ou Sharm El Sheikh.
Le canal : dans une grande et longue dépression topographique
Comme le montre l’image, le Canal de Suez - long de 193 km - profite d’un relief qui a favorisé son aménagement : il occupe une vaste dépression longitudinale s’étendant du nord au sud entre les plateaux de l’ouest (contreforts rocheux) et ceux du Sinaï. Le Canal bénéficie de la présence de deux grands lacs qui communiquent dans sa partie centrale : le lac Timsah (crocodiles) et le Grand Lac Amer, bien visibles sur l’image. Ils constituent deux cuvettes facilitant la gestion du trafic sur le Canal qui peut ainsi recevoir des navires de grands gabarits (21 mètres environ).
La création du canal a été un facteur d’urbanisation, avec en particulier les villes de Port Saïd, à son entrée septentrionale, d’Ismaïlia, au centre, et de Suez, au sud sur le Golfe de Suez et la Mer rouge.
Le canal, un projet très ancien aux enjeux géostratégiques
Le canal de Suez est un ancien projet, remontant à l’époque pharaonique (XIXèm siècle avant J.C.). Les projets comptent exploiter cette dépression du Rift africain marquée par des lacs entre ces deux mers. Au XVIèm siècle, les Vénitiens, réputés pour leur maîtrise du commerce en Méditerranée, relancent cette idée mais le Pacha cherche à les tenir à distance. Il reprend leur projet, mais faute de moyens financiers et techniques la percée du canal est abandonnée.
Au XIXèm siècle, ce sont des Saint-Simoniens qui relancent l’idée, en utilisant les prouesses techniques liées à l’Age industriel pour mener à bien ce projet. Les échanges maritimes internationaux sont alors en train d’exploser, notamment sous les effets du développement des empires coloniaux et d’une nouvelle phase de la mondialisation. C’est Napoléon III qui va finalement contribuer à la réalisation de ce vieux rêve de relier l’Europe à l’Extrême-Orient plus rapidement en évitant le contournement par l’Afrique. Il mandate le consul de France au Caire, De Lesseps, pour reprendre l’étude des Saint-Simoniens et négocier avec la régence ottomane. Un compromis est trouvé conduisant à la signature d’un accord de concession d’une durée de 99 ans au profit de la Compagnie du Canal de Suez, une entreprise de droit privé. L’Egypte perçoit en contrepartie des royalties de la compagnie. Les travaux du percement durent dix ans, de 1859 à 1869. C’est le début d’une grande expérience technique qui va mobiliser d’importants moyens humains (sous la forme de corvée au démarrage). Le canal renforce alors sensiblement l’interconnexion entre les grands pôles d’échanges commerciaux mondiaux. Il obtient le statut d’espace neutre et international.
Au cours du XXèm siècle, il joue un rôle géopolitique majeur au Proche et Moyen-Orient, l’exploitation du pétrole participant largement à l’augmentation du trafic. De par sa position géographique et son rôle névralgique, il est en fait un équipement ayant, toute comme le Canal de Panama en Amérique centrale, un rôle géostratégique majeur. En 1956, le président Gamal Abdel Nasser, un des grands leaders des Etats récemment indépendants, décide de le nationaliser pour récupérer sa totale gestion. Un conflit régional est sur le point d’exploser : Israël, la France et la Grande-Bretagne envoient des troupes pour en reprendre le contrôle. En pleine Guerre froide, les Etats-Unis et l’URSS pèsent de tout leur poids sur leurs trois alliés, très isolés à l’ONU, qui doivent rembarquer leurs troupes. Nasser remporte alors une grande victoire. Mais du fait des guerres de 1967 et 1973 avec Israël, le Canal est fermé entre 1967 à 1975. Une fois la paix signée, il retrouve sa fonction d’échange et est aujourd’hui la troisième source financière de l’Egypte, les droits de passage représentant donc une manne non négligeable.
Le doublement du canal : modernisation et politiques d’aménagements
En 2015, le nouveau président Abdel Fattah al-Sissi lance de grands travaux pour dédoubler le canal et ainsi favoriser une circulation à double sens. L’objectif est à la fois de faciliter et de fluidifier le transit en réduisant la durée des traversées qui tombent à 11 heures, de faire face techniquement à l’augmentation du tonnage et du tirant d’eau de navires de plus en plus imposants et, donc, d’augmenter le trafic dans les années à venir. L’image dans sa partie centrale rend bien compte de l’agrandissement du canal.
C’est aussi, aujourd’hui, un outil au service de la nouvelle politique d’aménagement du territoire égyptien, avec la réalisation projetée d’une nouvelle capitale située entre Le Caire et la ville de Suez. Ce sera la deuxième voie d’eau majeure du pays, marquée par une forte aridité, après le Nil, qui souffre d’une forte pression démographique et d’un risque de baisse de son niveau avec les projets de construction de grands barrages en Ethiopie, en amont.
Un projet ambitieux mais fragile
Cette vaste stratégie de modernisation s’inscrit aussi à l’échelle mondiale dans un panorama des itinéraires des échanges internationaux en pleines mutations auxquelles l’Egypte cherche à répondre : projet de nouvelles routes maritimes par le Pôle nord entre l’Asie et l’Europe puisque le réchauffement climatique rend la voie du nord plus facilement praticable l’été, « nouvelles routes de la Soie » déployées par la Chine entre l’Extrême Orient et la Méditerranée, construction de nouveaux oléoducs en Asie mineure…
A l ‘échelle régionale, une zone d’expansion économique a été lancée le long du canal autour des trois villes de cet axe : Port-Saïd (600 000 h), Ismaïlia (500 000 h) et Suez (500 000 h). Elle vient compléter le projet de nouvelle capitale, à 45 km de la capitale, entre la vallée du Nil et le Canal. Afin de désengorger l’axe nilotique historique, le grand projet de rééquilibrage du territoire égyptien se fait sur la partie orientale du pays. Si ils réussissent, ces projets constitueraient une révolution dans l’histoire de l’occupation de ce territoire puisque pendant plus de 5000 ans les Egyptiens n’ont quasiment pas quitté la vallée du Nil et son delta.
De plus, la région du Canal doit faire face à des problèmes sécuritaires dans le Sinaï, le nord de la région étant une zone de guerre avec la présence de combattants de Daech. La réussite de ce pari sur l’avenir passe pour le pouvoir actuel par la lutte contre le terrorisme afin de sécuriser et stabiliser le cadre géographique régional dans lequel s’inscrit le Canal.
Zooms d’étude
La région de Port Saïd : un accès stratégique
Au nord, la ville de Port Saïd - équipée d’un autopont qui permet de relier les deux rives du canal - est la porte d’entrée des flux maritimes qui empruntent le Canal de Suez en venant par la Méditerranée. L’image oppose bien les deux rives. Au centre, on distingue le tracé rectiligne du Canal qui prend la forme de deux « rails » entrecoupés par une petite île au milieu. De forme triangulaire, elle est faiblement urbanisée, à l’exception de sa partie septentrionale. Elle constitue surtout un espace militaire qui assure la sécurité de cette grande infrastructure, vitale pour le pays. L’accès au canal se fait par le chenal central (24 m de profondeur) alors que les autres voies d’eau, d’une plus faible profondeur (– 15 m environ), sont utilisées pour les besoins régionaux.
La partie droite (ouest) de l’image est composée par trois ensembles géographiques bien distincts, du littoral vers l’intérieur. Au nord se trouve la ville de Port Said et les équipements portuaires. En retrait se développent des zones de marais amphibies. Enfin, les deux tiers méridionaux sont consacrés à l’agriculture. La surface agricole utile (SAU) occupe ici tout l’espace, témoignant ainsi de la très forte densité de la mise en valeur des terres du delta. Les parcelles agricoles sont de formes géométriques et de petites ou très petites tailles, témoignant d’une très forte pression foncière sur un espace agricole rare et d’une faible ou très faible mécanisation. Le réseau des axes de transport fait apparaître une nette hiérarchie entre les mailles qui quadrillent l’espace.
A l’opposé, la partie gauche (est) est sensiblement moins occupée et moins valorisée car très marécageuse, rendant ainsi la pratique de l’agriculture plus difficile. On y distingue encore des espaces amphibies inoccupés et en cours d’aménagement. C’est un espace utilisé pour la logistique comme le stockage des conteneurs qui vont ensuite être dispatchés vers le reste du pays grâce à de grands axes de communication (route, chemins de fer).
La ville de Port Saïd est une agglomération née du Canal en 1869. La côte est alors profondément transformée pour pouvoir aménager une ville et développer les infrastructures liées au Canal. Une zone industrielle s’est aussi développée à proximité pour profiter d’une partie du trafic maritime et surtout soulager le littoral alexandrin, saturé par la croissance urbaine. La rive gauche est celle qui a été la plus urbanisée. Cet étalement urbain se traduit aussi par un grignotage des espaces ruraux, véritable barrière face à l’avancée de la désertification.
Le cœur de cette nouvelle vallée : la partie centrale du Canal
Nous sommes ici sur cette image dans la partie centrale du Canal, au nord du Grand Lac Amer ; au sud de l’image se trouvent la ville d’Ismailia et une petite partie du Lac Timsah. Cette « nouvelle vallée » égyptienne constitue l’autre espace majeur du territoire national dont le cœur est organisé autour de la ville d’Ismaïlia.
A l’ouest, ce sont les deniers grands espaces agricoles du Delta, grignotés par la croissance urbaine de cette ville « d’étape » dans le parcours du Canal. Le cœur de la vallée est accessible du Caire en 90 mn de trajet par voiture et constitue surtout un lieu de villégiature pour la classe moyenne cairote.
Les travaux du doublement du Canal
Du fait de sa configuration, la partie centrale du Canal était devenue un « choke point », un goulot d’étranglement dans la traversée. Plus d’un siècle et demi après son ouverture, il était devenu essentiel de réaménager cet espace. Financée par une souscription nationale, cette aventure pharaonique aura mobilisé 25 000 hommes, dont corps de génie de l’armée, et plus de 400 entreprises privées. Plus de 260 millions de tonnes de sable ont été extraits.
Comme le montre l’image, les travaux lancés en 2015 ont largement transformé la partie centrale du Canal avec un élargissement et un dragage de la voie existante sur 37 km puis le percement d’une nouvelle et autre voie parallèle sur 35 km. L’ancienne zone d’attente est ainsi supprimée, fluidifiant d’autant le trafic et réduisant de 40 % la durée totale d’une traversée qui tombe de 18 à 11 heures.
D’autres ressources
Site Géoconfluences
Marie-Christine Doceul et Sylviane Tabarly : le Canal de Suez, les nouvelles dimensions d’une voie de passage stratégique, (Dossier "Océans et mondialisation"),
Traduction
[Accéder à la traduction de ce dossier en espagnol]
Contributeur
Ali Chikouche, professeur, Académie de Créteil