Djibouti/Yémen - Le détroit de Bab el-Mandeb : un verrou maritime géostratégique entre la mer Rouge et l’océan Indien

Le détroit de Bab el-Mandeb, entre la mer Rouge et l’océan Indien, est un passage stratégique dans une économie mondialisée reposant très largement sur les transports maritimes. Il se trouve en effet sur la route majeure Asie-Europe passant par le Canal de Suez. Ce passage se rétrécit à 25 km de large seulement entre Djibouti et l’Érythrée sur la rive Ouest, et le Yémen, sur la rive Est. Le détroit de Bab el-Mandeb sépare des régions peu peuplées car désertiques, malgré quelques petites villes portuaires. Il s’agit d’un verrou maritime stratégique qui se trouve dans une zone en situation d’instabilité (piraterie maritime), d’Etats fragiles (Erythrée, Djibouti) ou en guerre civile (Yémen). Dans ce contexte, la région voit se multiplier l’installation de nouvelles bases militaires et les ingérences des puissances régionales et mondiales.

 

Légende de l’image

 

Cette image du détroit de Bab-el-Mandeb séparant Djibouti et le Yémen, la péninsule arabique et l'Afrique,  a été prise par le satellite Sentinel 2B le 10 avril 2020. Il s’agit d’une image en couleurs naturelles de résolution native à 10m.

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Bad el Mandeb - navigation approche régionale

 

 


Cumul navigation Bed el Mandeb

 

 

 

Présentation de l’image globale

Le détroit de Bab el-Mandeb : un verrou maritime stratégique
dans un milieu désertique sous larges tensions

La mer Rouge : une mer continentale presque fermée, brûlante, désertique et répulsive

L’image nous présente un étroit bras de mer séparant deux masses continentales. Nous sommes sur le détroit de Bad el-Mandeb qui relie l’océan Indien, à droite donc au sud-est, à la mer Rouge, à gauche donc au nord-ouest. Cet espace maritime sépare deux ensembles, l’Afrique au sud-ouest et la Péninsule arabique au nord-est et met en contact trois Etats riverains : le Yémen, Djibouti et l’Erythrée. Dans ce cadre, plusieurs clés d’analyse doivent être mobilisées pour l’analyse de cette image.  Elle se caractérise globalement par son aspect désertique (faiblesse ou absence du couvert végétal, morphologie / érosion, rareté des hommes et très faibles densités et mises en valeur…).

La région est dominée par un climat chaud et très aride comme en témoigne par exemple l’absence de tout écoulement pérenne de surface. Les précipitations de plus de 100 mm sont très rares sur les côtes : si on atteint plus au nord 111 mm par an à Port Soudan (Soudan), 78 mm à la hauteur de Jeddah (Arabie saoudite), et 21 mm à Yanbo, on tombe à Halayb ou ici à moins de 15 mm.  Au total, le bassin-versant de la mer Rouge reçoit en moyenne annuelle moins de 50 mm d’eau par an. La ressource en eau sur l’image est donc très faible et ponctuelle, l’alimentation étant réduite et très irrégulière sur la vaste plaine côtière qui s’étage devant nous entre 0 m. et 200 m d’altitude.

A l’échelle régionale, ce sont les arrières pays montagneux qui sont les mieux arrosés car on y dépasse les 500 mm grâce à l’altitude d’un côté et aux pluies tropicales d’été liées à la mousson de l’Océan indien de l’autre. En Ethiopie, le Raf Dachan atteint 4533 m, au Yémen Sanaa, la capitale, est entourée par des massifs de 3666 m et Taizz, une des grandes villes, par des sommets de 3262 m., en Arabie saoudite la ville de Teif est perchée à 2396 m… Le point culminant du Yémen, le Nebi Shuaib, s’élève à 3760 m. Ceci explique que les hautes terres d’Ethiopie, de l’Assir ou du Yémen qui encadrent la mer Rouge soient à la fois fraiches, bien peuplées, polarisent les grandes villes (Addis-Abeba, Sana, Taef, La Mecque, Médine…) et se trouvent au cœur des constructions étatiques régionales. Par contre, vers le nord-ouest, le Soudan et l’Egypte – eux aussi Etats riverains de la mer Rouge - ont pour colonne vertébrale le Nil, lui aussi bien en retrait de la mer Rouge. Au total, cette eau montagnarde n’arrive pas jusqu’aux plaines littorales. Les ressources existantes, d’une extrême médiocrité, sont donc liées aux nappes de sous-écoulement des oueds. Les oasis côtières sont donc petites et peu nombreuses.

Les très fortes chaleurs, en particulier estivales, jouent aussi un rôle majeur dans les dynamiques maritimes et littorales. Dans la cuvette de la mer Rouge, l’humidité atmosphérique est très élevée et rend le climat particulièrement pénible. L’évapotranspiration est en effet si forte qu’elle prélève une lame d’eau de plus de 4 m par an. Comme les apports fluviaux extérieurs sont absents, contrairement au Golfe persique par exemple, la mer Rouge n’est alimentée que par les apports maritimes de l’océan Indien. Celui-ci se déverse en quelque sorte dans la mer Rouge comme le fait d’ailleurs l’océan Atlantique dans la mer Méditerranée au détroit de Gibraltar. Mais ces échanges sont ici fortement limités par l’étroitesse et la hauteur du seuil (- 137 m. de profondeur) du détroit de Bad-el-Mandeb qui ne laissent donc entrer que les eaux superficielles, les plus chaudes, de l’océan Indien. Ces phénomènes expliquent la haute température (+ 30°C l’été) et la très forte salinité (supérieur à 40°/°°) des eaux de la mer Rouge.  
 
Une mer à la navigation difficile et dangereuse

Ces fortes chaleurs expliquent la présence de récifs coralliens très visibles sur l’image. Deux systèmes s’y déploient. Premièrement, les récifs-barrières qui s’installent en particulier sur les hauts fonds et les îles au large souvent assez loin des côtes (banc Farsan, île Dakhlak, petit archipel des îles Sawabi, île de Périm …). Deuxièmement, les récifs–frangeants qui bordent le littoral en en suivant fidèlement les irrégularités. On en trouve beaucoup par exemple dans les grands rentrants digités aux eaux profondes des embouchures des oueds. Ces hauts fonds et ces nombreux récifs coralliens rendent donc la navigation dangereuse et y expliquent pour partie la rareté des bons sites portuaires. 

Dans ce cadre, la mer Rouge, dont on ne voit sur l’image que la partie méridionale, est une mer continentale très spécifique pour la navigation maritime. S’étendant sur seulement 438.000 km2, elle est longue de 2.000 km. Mais elle est étroite puisque sa largeur maximale est de 360 km et sa largeur moyenne de 220 km et quasi-fermée au détroit de Bad el-Mandeb. Sa profondeur moyenne de - 524 m masque de profondes différences entre la zone centrale (- 2.900 m) et la zone de l’image (- 137 m). Continuant vers le nord le grand Rift d’Afrique de l’Est, elle est en fait un océan en voie de formation à l’échelle des temps géologique du fait de la tectonique des plaques qui se traduit par l’écartement de l’Afrique de la péninsule arabique depuis 20 à 30 millions d’années. 

Mondialisation, ouverture du canal de Suez et définition des frontières maritimes

La mer Rouge se caractérise donc par un climat chaud et aride, une topographie accidentée avec de nombreuses îles et hauts fonds, une sédimentation notable, des courants de surface importants dépendants des vents des moussons d’hiver et d’été et des marées et la présence de deux plaines littorales inhospitalières et répulsives. Ces facteurs y expliquent une navigation difficile et dangereuse et une activité maritime historiquement relativement réduite.   

Mais tout bascule avec l’ouverture du Canal de Suez en 1869, agrandit par l’Egypte par un second chenal en 2015. A la fin du XIXème siècle en lien avec la deuxième mondialisation, la mer Rouge devient un passage maritime majeur sur la route reliant l’Asie et l’Europe. Du fait de son caractère géostratégique, l’Empire britannique en verrouille les deux extrémités en s’implantant durablement en Egypte, au nord, et à Aden, au sud. L’image couvre un espace maritime qui est devenue une « artère » vitale du commerce mondial : 25 % des porte-conteneurs y passent et elle se hisse au 4em rang pour le passage des hydrocarbures.

Dans ce contexte géostratégique nouveau, les Etats bordiers - dont les centres de gravités politiques, démographiques et économiques sont extérieurs à la mer Rouge - vont enfin s’intéresser à l’intégration de leur littoral, souvent jusqu’ici en position marginale. Ils cherchent en particulier à définir les espaces maritimes sur lesquels exercer leur souveraineté, donc à borner leurs frontières. Ces projections vont parfois être conflictuelles du fait de la présence de nombreuses îles et îlots (Iles Farasan, Iles Dahlak, Erua…), à la souveraineté parfois incertaine. Ainsi, juste au nord de l’image au nord-est d’Assab, de brefs combats opposent en mai 1996 l'Erythrée et le Yémen pour le contrôle des seize îles de l'archipel de Hanish et de Zoukour, un archipel volcanique pourtant inhabité mais commandant l'accès septentrional au détroit de Bad El-Manded.

Si certains différents territoriaux ont été réglés par des accords frontaliers entre le Yémen et l’Erythrée, le Yémen et l’Arabie saoudite et, plus au nord, entre Israël et la Jordanie, il subsiste encore aujourd’hui des désaccords entre l’Egypte et le Soudan (triangle de Halâib) d’un côté, et Djibouti e l’Erythrée (pointe/cap ou ras de Doumaira et île de Doumaira sur l’image) de l’autre.      

Le détroit de Bab-el-Mandeb : un verrou géostratégique mondial

Comme le montre bien l’image, le détroit de Bad el-Mandeb est très étroit, en particulier du fait de la présence de la péninsule d’At Turbah qui s’avance dans la mer et se poursuit par l’île de Périm : il mesure à cet endroit seulement 27 km de large. En arabe, Bab el-Mandeb signifie « la porte des lamentations », ce qui se réfèrerait soit aux évènements légendaires qui aboutirent à la séparation de l’Afrique et de l’Asie, soit aux difficiles conditions de navigation exposant les marins à des dangers.

Sur la rive yéménite se trouvent les villes de Moka, célèbre dans l’histoire comme grand port d’exportation du café produit sur les hautes terres humides de l’arrière-pays yéménite, et de Dhubab. Coté africain, le rivage est partagé entre Djibouti, une ancienne colonie française, et l’Erythrée, qui a arrachée son indépendance de l’Ethiopie à la suie d’un long conflit militaire. Moins rectiligne, ce rivage se caractérise par de nombreux caps (Ras Terma, Ras Macoua, Ras Doumera…), de nombreuses îles (îles Sawabi…) et une grande baie encombrée d’île accueillant la ville d’Aseb (zoom 2). Au-delà du détroit, le Golfe d’Aden fait le contact avec l’océan Indien. Il est encadré par deux villes portuaires qui ont joué et jouent encore un rôle majeur : Aden, aujourd’hui marginalisée par la guerre civile au Yémen mais qui dispose d’un site de baie bien protégé exceptionnel, et Djibouti, qui accueille comme nous le verrons d’importantes bases militaires. 

Du fait de son étroitesse, les eaux du détroit appartiennent juridiquement aux « eaux territoriales » des deux Etats riverains, à savoir le Yémen en rive est et Djibouti et l’Erythrée en rive ouest. Mais du fait de son importance, le trafic y est réglementé par l’Organisation Maritime Internationale (OMI), une agence de l’ONU dont le siège est à Londres. Ainsi, un système de séparation du trafic définissant deux couloirs de navigation a été instauré sur 40 km à partir de l’île de Périm afin d’éviter toute collision entre les supertankers transportant les hydrocarbures pour éviter toute marée noire (zoom 1).     

Une zone géostratégique fragilisée par la guerre civile au Yémen

Cette zone géostratégique est traversée de profondes tensions entre Etats riverain comme l’on montré les conflits frontaliers passés ou actuels. Mais ces Etats s’avèrent aussi des constructions géopolitiques internes fragiles, car traversées de fortes tensions multiformes sociales, économiques, régionales, ethniques ou religieuses. A la guerre d’indépendance d’une région littorale sécessionniste (Ethiopie/ Erythrée) répond dans le Corne de l’Afrique de nombreuses guerres civiles - Soudan, Somalie, Yémen - qui finissent par déstabiliser toute la région.

Aujourd’hui, c’est la situation au Yémen - l’ancienne Arabie heureuse de la reine de Saba de l’Antiquité - qui est la plus la plus dramatique et la plus dangereuse pour les équilibres régionaux. Né en 1990 de la réunification du Yémen du Nord et du Yémen du Sud, ce pays peuplé et pauvre connaît en 2011 à la suite des « printemps arabes » un mouvement de révolte contre son président de l’époque, Ali A. Saleh, dans lequel les Houthis et les tribus jouent un rôle majeur. Celui-ci dégénère très vite à partir de 2015 en conflit régional, chaque fraction yéménite étant soutenue plus ou moins directement par des puissances étrangères (Iran…). Malgré la création d’une puissante coalition (Maroc, E.A.U, Egypte, Soudan, Bahreïn) mais dont le Qatar a été évincé en 2017, l’Arabie saoudite s’y trouve aujourd’hui enlisée dans un échec politique et militaire. Dans le sud, certains courants séparatistes sont soutenus par Abu Dhabi alors que la Turquie et le Qatar sont les principaux parrains des Frères musulmans et que des groupes islamistes radicaux jouent eux aussi leur partition.  

Au total, le Yémen est en 2020 un pays en pleine fragmentation et ravagé par une catastrophe humanitaire : sur 30,5 millions d’habitants, on compte 240.000 morts, 3,6 millions de déplacés et 53 % de la population en très grave crise alimentaire et sanitaire. Dans le contexte, le nombre de migrants et d’exilés explose. Obock, ville de 40.000 habitants située à Djibouti, a vu ainsi arriver des milliers de réfugiés yéménites franchissant le détroit dont une partie s’est abritée dans le camp de Markazi. Si la situation a créé quelques problèmes, elle n’a pas engendré un fort rejet car le détroit a une tradition migratoire ancienne, les pêcheurs circulants traditionnellement entre les deux rives et de nombreux Djiboutiens ayant des origines yéménites. Plus largement, la mer Rouge est un espace migratoire dynamique du fait de très sensibles gradients entre une rive péninsulaire très riche (Arabie saoudite, Golfe persique) et une rive africaine très pauvre (Egypte, Soudan, Erythrée, Ethiopie, Somalie). Nous avons affaire ici à une ligne de fracture comme le monde en connaît ailleurs, entre deux ensembles inégalement riches et développés.

Selon l’évolution du conflit et les rapports de forces locaux et régionaux, de nombreuses routes entre le littoral et l’hinterland sont soit ouvertes, soit filtrées, soit totalement fermées. Au total, après les régions de Sanaa et d’Aden et celles de la frontière avec l’Arabie saoudite, ce sont les régions littorales qui s’étendent entre le détroit de Bad el-Mandeb et le port de Salif qui ont été les plus touchées par les bombardements et les combats.

En particulier, le contrôle des ports ceinturant le détroit - Aden, Mocha, Al-Hudayda, Ras Issa, Salif  - est un enjeu majeur du conflit yéménite puisqu’ils permettent le ravitaillement (armes, munitions, aliments…) des belligérants de l’étranger. Sur le littoral, les ports de Moka, sur l’image, et de Ras Issa sont ainsi fermés, alors que ceux de Salif et d’Al-Hudaydah restent ouverts. Pour autant, celui d’Al-Hudaydah - premier port du Yémen car desservant Sanaa et la région centrale – subit le blocus des marines saoudienne et égyptienne car il est aux mains des Houthis. En réaction, ces derniers multiplient d’ailleurs les attaques sur les navires de commerce ou de guerre passant au large des côtes. En 2018, l’Arabie Saoudite avait ainsi dû interrompre un temps ses exportations de pétrole passant par le détroit car des rebelles Houthis y avaient mené des attaques. Très classiquement en effet, un conflit terrestre finit presque toujours par « déborder » sur les espaces maritimes qui le bordent.

Rappelons ainsi pour mémoire que la dislocation de la Somalie – un Etat de la Corne de l’Afrique qui borde le sud du Golfe d’Aden et fait face au littoral méridional du Yémen - en plusieurs entités territoriales autonomes avait débouché dans les années 2000 sur l’explosion de la piraterie maritime avec prises d’otage et rançons dans le Golfe d’Aden puis une large partie du nord de l’océan Indien. Des navires marchands, parmi lesquels des pétroliers, devenaient des cibles. Pour y mettre fin, les puissances intéressées par une navigation sécurisée dans la région – Etats-Unis, Union européenne avec la mission Atalante débutant en 2008, Chine – ont financé des missions de protection et d’escorte des bateaux. Si le problème de la piraterie a depuis fortement régressé dans le détroit, il demeure à l’état endémique et la zone reste sous tension.

Une zone géostratégique en voie rapide d’internationalisation avec la multiplication des bases militaires

Ces dernières décennies, le détroit de Bad el-Manded est devenu au sein des grands verrous ou grand passages maritimes mondiaux un des plus militarisés. Deux processus assez différenciés y sont à l’œuvre.

Dans un premier temps, on a assisté entre 2001 et 2008 au réinvestissement militaro-stratégique des grandes puissances à vocation mondiale dans le cadre de le « guerre globale contre le terrorisme » à la suite des Attentats du 11 sept. 2001 pour les Etats-Unis puis de la lutte contra la piraterie maritime. Ils se sont pour l’essentiel appuyés sur Djibouti. Sur la rive Sud du détroit, Djibouti est un micro-Etat indépendant de la France depuis 1977. Du fait de sa position exceptionnelle, d’un site portuaire de bonne qualité et de sa stabilité intérieure, il est devenu la clef pour le contrôle des flux maritimes régionaux. Djibouti accueille des bases françaises (1350 hommes), étasuniennes depuis 2002 (4200 hommes), japonaise depuis 2011 (600 hommes) et, surtout, chinoises depuis 2017. Pékin y a installé un camp logistique de 36 ha. hébergeant 400 miliaires  mais pouvant accueillir 10 000 hommes et offrant cinq mouillage à l’Armée Populaire de Libération (APL). Cette première grande base militaire à l’étranger s’inscrit cependant dans un dessein bien plus large avec le développement d’un nouveau port civil et la modernisation de la voie ferrée Djibouti/Addis Abeba, la capitale de l’Ethiopie, dans le cadre de sa stratégie mondiale des Nouvelles Routes de la Soie.  

Dans un second temps, on a assisté à la ruée de puissances de second ou troisième rangs avides d’affirmer ou de conforter leur hégémonie dans le cadre de vives rivalités régionales ou sous- continentales multiformes (Egypte/ Turquie, EAU/ Turquie, Iran/ Arabie saoudite…). Trois axes ou système d’alliances participent à ces recompositions : certains pays du Golfe - Arabie saoudite, Émirats Arabes Unis - alliés à l’Égypte ; le couple Qatar/ Turquie et enfin l’Iran. Au total, on compte une quinzaine de facilités ou d’implantations militaires diverses. On assiste en particulier à une véritable bataille pour le contrôle des ports de la mer Rouge et du golf d’Aden. Ainsi, en 2015, les Emirats Arabes Unis s’installent dans le port érythréen d’Assab (cf. zoom 2), mais sont aussi présents en Egypte à Hurghaaa et Safaga, en Somalie à Berbera, Bosasso et dans l’île de Socotra. En juin 2017, l’Arabie saoudite obtient de l’Egypte la rétrocession des îles Tîrân et Sanâfir à l’entrée du golfe d’Aqaba. En janvier 2018, la Turquie obtient du Soudan un bail de 99 ans pour le contrôle de l’île de Suakin ou le Qatar est aussi présent alors que la Chine est à Port Soudan. 

Une zone géostratégique en voie rapide d’internationalisation avec la multiplication des bases militaires Ces dernières décennies, le détroit de Bad el-Manded est devenu au sein des grands verrous ou grand passages maritimes mondiaux un des plus militarisés. Deux processus assez différenciés y sont à l’œuvre.

Dans un premier temps, on a assisté entre 2001 et 2008 au réinvestissement militaro-stratégique des grandes puissances à vocation mondiale dans le cadre de le « guerre globale contre le terrorisme » à la suite des Attentats du 11 sept. 2001 pour les Etats-Unis puis de la
lutte contra la piraterie maritime. Ils se sont pour l’essentiel appuyés sur Djibouti. Sur la rive Sud du détroit, Djibouti est un micro-Etat indépendant de la France depuis 1977. Du fait de sa position exceptionnelle, d’un site portuaire de bonne qualité et de sa stabilité intérieure, il est devenu la clef pour le contrôle des flux maritimes régionaux. Djibouti accueille des bases françaises (1350 hommes), étasuniennes depuis 2002 (4200 hommes), japonaise depuis 2011 (600 hommes) et, surtout, chinoises depuis 2017. Pékin y a installé un camp logistique de 36 ha. hébergeant 400 miliaires mais pouvant accueillir 10 000 hommes et offrant cinq mouillage à l’Armée Populaire de Libération (APL). Cette première grande base militaire à l’étranger s’inscrit cependant dans un dessein bien plus large avec le développement d’un
nouveau port civil et la modernisation de la voie ferrée Djibouti/Addis Abeba, la capitale de l’Ethiopie, dans le cadre de sa stratégie mondiale des Nouvelles Routes de la Soie.

Dans un second temps, on a assisté à la ruée de puissances de second ou troisième rangs avides d’affirmer ou de conforter leur hégémonie dans le cadre de vives rivalités régionales ou sous- continentales multiformes (Egypte/ Turquie, EAU/ Turquie, Iran/ Arabie saoudite…).
Trois axes ou système d’alliances participent à ces recompositions : certains pays du Golfe-Arabie saoudite, Émirats Arabes Unis - alliés à l’Égypte ; le couple Qatar/ Turquie et enfin l’Iran. Au total, on compte une quinzaine de facilités ou d’implantations militaires diverses.
On assiste en particulier à une véritable bataille pour le contrôle des ports de la mer Rouge et du golf d’Aden. Ainsi, en 2015, les Emirats Arabes Unis s’installent dans le port érythréen d’Assab (cf. zoom 2), mais sont aussi présents en Egypte à Hurghaaa et Safaga, en Somalie à Berbera, Bosasso et dans l’île de Socotra. En juin 2017, l’Arabie saoudite obtient de l’Egypte la rétrocession des îles Tîrân et Sanâfir à l’entrée du golfe d’Aqaba. En janvier 2018, la Turquie obtient du Soudan un bail de 99 ans pour le contrôle de l’île de Suakin ou le Qatar est
aussi présent alors que la Chine est à Port Soudan.

 

Les attaques houties de novembre/décembre 2023 : la suspension du trafic maritime en mer Rouge

Dans le cadre du terrible conflit ouvert le 7 octobre 2023 entre le Hamas et Israël dans la Bande de Gaza, les forces houties - alliées de l’Iran et qui contrôlent une large partie du Yémen - lancent une série d‘attaques qui traduit de fait un élargissement spatial du conflit
Israël-Palestine dans un Proche et Moyen-Orient sous très fortes tensions géopolitiques.

Ces attaques visent directement le territoire israélien, avec environ 70 attaques de drones et de missiles balistiques, qui sont pour l’essentiel interceptés. Mais surtout les navires marchands passant par le détroit de Bad-el-Mandeb et la mer Rouge (saisie et détournement de navires par des commandos sur de petits navires, attaques de drones ou de missiles...). Si à l’origine les forces houties ciblent les navires, armateurs ou compagnies transitant ou commerçant par et avec Israël, la généralisation des attaques fait que le choix des cibles devient de plus en plus aléatoire.

Géographiquement, on doit en particulier relever que celles-ci se produisent lorsque les navires empruntent en mer Rouge l’étroit chenal central de navigation compris entre Al Mukha au sud et et Hodeidah ou Salif au nord. Ainsi, le 14 novembre 2023, le Galaxy Leader – un navire spécialisé dans le transport de voitures (Vehicule Carrier) qui faisait route vers l’Inde à vide avec 25 marins à bord sous pavillon du Panama – est arraisonné par un hélicoptère et détourné vers le port d’Hodeidah.

Dans ce contexte d’insécurité croissante et alors que les primes d’assurance explosent en passant de 0,04 % à 0,1 % de la valeur du navire, les grandes compagnies maritimes mondiales (Maersk, Hapag-Llyod, MSC – Mediterranean Shipping Compagny, CM-CGM, Evergreen...) et certaines firmes transnationales majeures (pétrolier BP...) décident de deux types de mesures. Soit de limiter ou suspendre temporairement leur navigation en mer Rouge. Soit de détourner leurs navires empruntant la route Asie/Europe vers le Cap de Bonne Espérance, en contournant donc le continent africain, avec une durée de trajet augmentée de 6 à 14 jours selon la vitesse de croisière adoptée. C’est en fait un large segment du commerce mondial qui est menacé puisque Bad-el-Mandeb voit transiter vers le Canal de Suez quelques 20 000 navires pas an.

Dans ce contexte, les Etats-Unis lancent à la mi-décembre 2023 une vaste coalition militaire afin de rétablir la sécurité de navigation dans le détroit de Bad-el-Mandeb et en mer Rouge. Cette opération intitulée « Gardiens de la prospérité » vise à multiplier les patrouilles navales dans le sud de la mer Rouge, le détroit de Bad-el-Mandeb, le golfe d’Aden et le sud-ouest du Yémen. Cette opération regroupe à la mi-décembre 2023 les Etats-Unis, le Royaume-Uni, la France, le Canada, l’Italie, les Pays-Bas, la Norvège et Bahreïn.

 

 

 

 

Zooms d'études

 

Le détroit de Bad-el-Mandeb : un site étroit aux fortes contraintes  

Cette image couvre le détroit de Bad-el-Mandeb, avec au sud-ouest les côtes de Djibouti et au nord-est celles du Yémen. L’aspect désertique et aride du milieu apparaît clairement avec la roche à nue, les longs piémonts d’accumulation de roches meubles, l’absence d’eau ou de végétation, la rareté et la faible extension des installations humaines…     

Cette image présente l’intérêt de visualiser très concrètement la forme et le dispositif d’un détroit géostratégique de rang mondial. On en mesure l’étroitesse, surtout pour des supertankers arrivant à pleine charge du Golfe persique ; et l’importance du système de séparation du trafic maritime mis en place par l’Organisation Maritime Internationale.

On en mesure aussi là encore très concrètement les fortes contraintes géopolitiques et géostratégiques qui s’y déploient. En rive africaine, la zone frontalière du Cap et de l’île de Doumeira demeure un contentieux majeur et une zone de fortes tensions miliaires entre les deux Etats littoraux que sont Djibouti et l’Erythrée. Sur la péninsule arabique, le Yémen est en pleine guerre civile et son littoral placé sous embargo maritime par la coalition dirigée par l’Arabie saoudite.       

 


Zoom 1

 

 


Repères géographiques

 

 

 

Aseb : une ville portuaire en mutation, une base miliaire pour les E.A.U.

Un site et un port maritimes de qualité, un espace frontalier sous fortes tensions
 
Comme le montre l’image, Aseb - ou Assab - est une ville assez importante de plus de 75 000 habitants située à l’extrême Sud de l’Érythrée. A l’abri du Cap Degayê, elle est située sur un promontoire qui accueille la ville, puis vers le sud son port dont on distingue deux grands quais, une ancienne raffinerie fermée en 1997 et des tables salantes pour la production de sel. Quelques kilomètres au nord se déploient de nouvelles installations (darse profonde et quai). En mer Rouge, Assab bénéficie d’un privilège exceptionnel au delà de son bon site portuaire : une grande baie méridionale bien visible sur l’image. Protégée depuis le Cap Sintian par une vaste barrière de corail s’appuyant pour partie sur les îles d’Halba, Fatuma et Lahâleb, elle constitue un vase bassin littoral.  

Comme le montre la route stratégique tracé en lignes droites dans le désert vers le Cap et l’île de Doumeira, ou Doumêra, Aseb est aussi une ville frontalière. Elle joua un rôle important lors de la guerre d’indépendance contre l’Ethiopie, qui perdit alors son débouché maritime sur la mer Rouge. Elle joue un rôle majeur lors du conflit frontalier entre l’Érythrée et Djibouti concernant la souveraineté sur le Cap et l’île de Dumeira. La tension y reste vive et la frontière fermée plus ou moins hermétiquement selon la conjoncture politique et militaire.       

La base militaire des Emirats Arabes Unis : l’engagement dans un conflit régional

Depuis quelques années, la ville d’Aseb connaît d’importantes mutations, avec en particulier l’installation d’une base - navale, aérienne et terrestre - émiratie en avril 2015 sur un site largement désert à quelques kilomètres au nord de la ville qui est bien visible sur l’image. Les Émirats Arabes Unis ont aussi obtenu le droit d’utiliser le port d’Assab pendant 30 ans en échange des travaux de modernisation qu’ils y effectuent de même qu’à l’aéroport international de la capitale, Asmara.

Dans ce contexte, Assab et sa région servent de point d’appui et de base arrière pour la projection des E.A.U au Yémen voisin en pleine guerre civile. Les E.A.U y participent en effet à une coalition sous direction de l’Arabie saoudite contre les forces houthies qui contrôlent une large partie du pays et du littoral, d’ailleurs soumis à embargo. La base émiratie d’Aseb comprend un port en eau profonde de forme rectangulaire, protégé au sud par une digue, une longue piste aérienne et de multiples bâtiments pour accueillir troupes, blindés, hélicoptères de combat et avions d’attaque. Le tout est ceinturé par une longue barrière de sécurité.  

Ouverture et mutations

Avec la reprise des échanges entre Éthiopie et Érythrée, Assab pourrait peut être aussi servir à nouveau de port de transit pour une partie des marchandises en partance ou à destination de l’Éthiopie, enclavée, en complément de Djibouti dont le port et la voie ferrée vers Addis Abeba ont été rénovés par la Chine. La réouverture de leur frontière terrestre commune en 2018 présente de nouvelles perspectives, même si la situation demeure instable, voire parfois délétère.

Par ailleurs, Aseb pourrait, comme d’autres villes sur la mer Rouge, valoriser ses atouts dans le domaine du tourisme. On aperçoit bien le développement des formes coralliennes sur le zoom. Alors que la mer Rouge accueille déjà un très grand nombre de plongeurs (Israël, Egypte, Jordanie), ce spot et d’autres plus au Nord pourraient entrer dans les catalogues des tour-opérateurs toujours avides de nouvelles destinations. L’Égypte propose déjà abondamment cette destination, l’Arabie Saoudite cherche à développer elle aussi sont tourisme sur la mer Rouge. Pour autant, l’instabilité géopolitique régionale constitue toujours une très forte contrainte.

 


Zoom 2

 

 


Repères géographiques

 

 

Ressources complémentaires

Sur le site Géoimage du CNES en lien avec la mer Rouge

Djibouti - Un Etat stratégique de la Corne de l’Afrique au débouché de la Mer rouge et du détroit de Bab-el-Mandeb
/djibouti-un-etat-strategique-de-la-corne-de-lafrique-au-debouche-de-la-mer-rouge-et-du-detroit-de

Arabie saoudite - Tiran et Sanafir, deux îles stratégiques en Mer Rouge, symboles de la nouvelle puissance saoudienne
/geoimage/arabie-saoudite-tiran-et-sanafir-deux-iles-strategiques-en-mer-rouge-symboles-de-la

Pour information, quelques sources utilisées :

Chabre, T., « Mer Rouge : un espace maritime stratégique », Carto, n° 56, novembre décembre 2019.

Dazi-Héni F. et Le Gouriellec S. : « La mer Rouge : nouvel espace d’enjeux de sécurité interdépendants entre les Etats du Golfe et de la Corne de l’Afrique », Note de recherche n°75, IRSEM – Institut de Recherche Stratégique de l’Ecole militaire, avril 2019.

https://www.frstrategie.org/sites/default/files/documents/programmes/ob…

Contributeur

Elise DALLIER, agrégée de géographie, agrégée d’histoire, enseignante en classe préparatoire littéraire au lycée militaire de Saint-Cyr-l’École et de Pierre DENMAT, agrégé de géographie, enseignant au lycée Paul Langevin de Suresnes et en classe préparatoire littéraire au lycée Victor Hugo de Paris.