Israël/Jordanie/Égypte - Eilat/ Aqaba : une étroite fenêtre maritime et touristique frontalière sous tension

Le golfe d’Aqaba constitue une terminaison nord de la mer Rouge, entre la péninsule arabique et celle du Sinaï. Situé en zone aride et montagneuse, il se prolonge au nord par une longue dépression abritant la mer Morte et la vallée du Jourdain. Le golfe d’Aqaba constitue un espace économique stratégique pour les quatre États qui le bordent : l’Égypte, Israël, la Jordanie et l’Arabie Saoudite. Espace frontalier organisé en particulier par le doublet urbain Eilat/Aqaba, il témoigne de dynamiques différenciées dans la valorisation d’une situation qui reste soumise à d’importantes contraintes géostratégiques.

 

Légende de l’image

 

Cette image prise sur la péninsule d'Arabie. Israël, la Jordanie, l'Égypte et l'Arabie saoudite a été capturée par un satellite Sentinel-2A le 11 décembre 2022.

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Repères géographiques

 

 

 

Présentation de l’image globale

Eilat/ Aqaba : un faux doublet frontalier

Une configuration naturelle singulière : un vaste fossé d’effondrement occupé par le Golfe d’Aqaba

Comme le montre bien l’image générale, la région est composée de deux grands massifs de hautes terres à l’ouest et à l’est qui sont séparé en position centrale par une longue dépression topographique. Né d’un effondrement tectonique qui court depuis le Liban, ce vaste et long système de fossé - ou graben - est occupé plus au nord par le lac de Tibériade, la vallée du Jourdain et la mer Morte. Sur l’image, sa partie nord est comblée, on peut relever en particulier l’importance sur le versant est des cônes de déjection en gris ; sa partie sud par contre est occupé par les eaux marines du golfe d’Aqaba qui s’élargit progressivement vers le sud. Le golfe d’Aqaba marque la transition entre la péninsule du Sinaï à l’ouest de l’image et la péninsule arabique à l’est.

Cet entre-deux cerné de montagnes arides constitue de longue date un carrefour et une étape des routes commerciales terrestres et maritimes traversant le Proche-Orient. Resté sous domination ottomane jusqu’au XIXe siècle, bien que peuplé de populations arabes bédouines, il se trouve depuis le XXe siècle partagé entre quatre entités politiques : l’Égypte à l’ouest, l’Arabie saoudite à l’est, Israël et la Jordanie entre les  deux premiers États au centre.  

De fait comme l’illustre les tracés frontaliers et la position des trois postes frontières, le Golfe d’Aqaba n’a pas la même importance pour chaque État riverain de l’image. S’il est périphérique pour les États égyptien et saoudien, il est en revanche absolument stratégique pour la Jordanie, qui ne possède qu’environ 25 km de littoral et dont il est le seul accès à la mer et pour Israël (11 km) puisqu’il permet de s’affranchir de la contrainte du passage des navires par Suez longtemps interdit par l’hostilité de l’Égypte.

Jordanie/Israël : le doublet urbain frontalier Eilat/Aqaba

Sur l’image, c’est bien sur le doublet urbain frontalier Eilat/Aqaba qui retient l’attention. Au milieu des reliefs striés d’oueds à sec, elle témoigne de la présence du fait urbain dans un espace aride en dépit des contraintes physiques et, surtout, de la longue hostilité entre les trois pays mis ici en contact. Des guerres ont en effet opposé Israël à ses deux voisins arabes dès la proclamation de l’État hébreu en 1948. Le plan de partage de la Palestine mandataire par l’ONU prévoyait de confier à l’entité juive la partie sud et le désert du Néguev. Celle-ci attaquée, devait à tout prix conserver l’accès à la mer Rouge, bien que cette dernière demeure contrôlée plus au sud par l’Égypte et l’Arabie saoudite au détroit de Tiran qui met en contact le Golfe d’Aqaba avec la Mer rouge.

Historiquement, l’occupation humaine s’est faite principalement à l’est, à Aqaba (90 000 habitants), dont le site est occupé depuis plus de 4 000 ans. Unique port commercial jordanien, elle était une place fortifiée par les Ottomans face à l’Égypte sous contrôle britannique. La fonction frontalière est donc ancienne. La ville d’Eilat (52 000 habitants en 2023) ne s’est développée par contre qu’au début des années 1950 dans le contexte d’un cessez-le-feu précaire. Ville nouvelle dépourvue de centre ancien, elle joue un rôle économique important pour Israël comme troisième port commercial du pays, reliée par les routes nationales 90 et 40 aux autres centres urbains du pays, qui font ainsi office de cordon ombilical.

A bien des égards, Eilat apparait dans le contexte national israélien comme une ville d’exception, un « bout du monde », une oasis à l’extrémité du désert et de la zone de faibles densités qui caractérisent le territoire israélien au sud de Be’er Sheba. Elle est née d’une volonté de matérialiser la souveraineté israélienne contestée, par une occupation effective, à l’extrémité sud du territoire national. Elle représente aussi un défi technique, en l’absence d’eau. Le développement du tourisme grâce à son climat chaud et la pratique de la plongée sous-marine a été rendu possible par la normalisation des relations avec l’Égypte depuis 1978 puis avec la Jordanie depuis 1995.

Le statut des frontières, élément déterminant du fonctionnement de l’espace

La normalisation des relations entre Israël et l’Égypte a été une condition du développement du golfe d’Aqaba. Pas moins de quatre guerres ont opposé les deux États entre 1948 et 1973, et le Sinaï a été à trois reprises envahi et occupé par Tsahal. En vertu des accords de Camp David de 1978, l’Égypte ne peut y entretenir de présence armée. L’accord de paix israélo-jordanien de 1994 prévoyait une coopération dans de nombreux domaines dont la valorisation de l’aéroport d’Aqaba ; un projet de canal (surnommé « canal de la paix ») a vu le jour, qui acheminerait de l’eau de mer pompée dans le golfe d’Aqaba jusqu’à la mer Morte. La dessalinisation profiterait aux régions des deux pays. L’eau transportée contribuerait à maintenir le niveau de la mer Morte touchée par l’assèchement constaté depuis plusieurs décennies, qui porte préjudice aux deux États.

L’Arabie Saoudite ne reconnait pas quant à elle Israël. Les deux États n’ont pas de frontière terrestre directe, mais se trouvent ici à portée de vue l’un de l’autre ! Des rencontres informelles de responsables des deux pays ont déjà eu lieu. Coté saoudien, l’hostilité officielle relèverait, selon les documents révélés par Wikileaks en 2015, davantage d’une rhétorique en interne que de désaccords géopolitiques fondamentaux (face à un ennemi commun identifié, l’Iran). Par ailleurs la rivalité idéologique du royaume avec l’Égypte a cédé la place au pragmatisme, qui devrait se concrétiser par la construction d’une voie ferrée reliant Le Caire à Médine, comportant un pont au-dessus du détroit de Tiran.

Le fait est qu’Eilat est comme cernée par deux postes-frontières terrestres distants de seulement dix kilomètres. Cependant leur fréquentation est modeste. On n’observe pas de files de camions, ni de grand parking ; leur signalisation est même discrète : à l’entrée d’Eilat en venant de Tel Aviv, un panneau routier indique le « Yitzhak Rabin Border Crossing » sans mentionner ni la Jordanie ni Aqaba ; quant au passage vers l’Égypte, seul un petit panneau dans un rond-point à l’entrée de la ville l’indique. Il s’agit d’une occultation volontaire, destinée à ne pas effrayer des touristes israéliens pour qui ce pays évoque encore les guerres passées.

La ville d’Eilat bénéficie d’un statut fiscal particulier en Israël, qui contribue à son économie florissante ; en effet, c’est la seule ville où les produits de consommations sont exemptés de la TVA de 17% qui s’applique partout ailleurs. Ce dispositif avantageux pour les touristes israéliens l’est aussi pour les habitants des deux pays voisins qui ne disposent pas dans leurs pays respectifs d’une offre et d’une gamme de produits aussi étendues. Plusieurs grands centres commerciaux sur le modèle du Mall sont présents dans le centre-ville, apparaissant surdimensionnés par rapport à la population de la ville. D’autant qu’il existe un écart abyssal de développement si l’on compare les PIB des trois États : l’Égypte (3 700$/hab. en 2021), la Jordanie (4 100$/hab.) et Israël (51 100$/hab.). L’écart est de 1 à 13 entre Israël et l’Égypte et de 12 avec la Jordanie ! On peut supposer que cet écart est encore plus important entre des régions périphériques de ces mêmes États, ce qui renforce l’attractivité potentielle de Eilat, vitrine de la modernité israélienne et des libertés d’une société socialement progressiste.

Celle-ci présente un paysage d’habitats de standard européen ou nord-américain, récents, climatisés et entretenus, disposant d’espaces arborés et de jardins. Signe d’innovation et de modernité, l’eau d’Eilat est fournie par la toute première usine de dessalement d’eau de mer construite en Israël, en 1997. Par ailleurs les eaux usées sont recyclées pour l’arrosage, ce qu’indiquent des panonceaux dans les rues, signe à la fois d’une maitrise technique et d’une nécessité matérielle dans un contexte d’aridité… mais cela traduit aussi la prise en compte des préoccupations environnementales en Israël.

Un nouvel espace de concurrences dans le contexte de la mondialisation

La paix et la normalisation progressive des relations entre les États bordiers du golfe d’Aqaba se traduit par la multiplication des projets et chantiers.

Pas moins de trois aéroports sont visibles sur l’image, un par État. Celui d’Eilat disposait jusqu’en 2019 de liaisons régulières avec Tel Aviv, seule alternative à la route. Le trajet depuis la capitale prend un peu moins de quatre heures pour 340 km, la route a fait l’objet d’importants travaux d’élargissement. L’aéroport ne conserve qu’une fonction militaire, le trafic passager ayant été reporté sur l’aéroport civil de Ramon, à 19 km au nord. En effet, l’aéroport d’Eilat a été jugé trop proche de la ville qui anticipe sa future croissance. Eilat est la seule ville israélienne de cette importance à ne pas être (encore) raccordée au réseau ferré national. Il existe un projet ferroviaire à l’horizon 2030, appelé Med-Red, qui établirait un corridor mixte de transport (fret et passager) entre Méditerranée et Mer Rouge. Mais l’activité touristique de la ville pourrait-elle coexister avec les besoins d’espace et les nuisances que généreraient les activités croissantes d’un port de commerce ?

Côté jordanien, la création d’une zone économique spéciale (ASEZ) de 375 km2 en 2001, comportant une zone franche, un faible impôt forfaitaire sur les revenus et l’absence de restriction sur les participations étrangères aux capitaux des sociétés, contribue à attirer les investissements. Le port est concerné par l’arrivée de capitaux chinois dans le cadre projet One belt one road. Les flux de conteneurs sont en hausse. L’aéroport King Hussein a vu la concrétisation d’une coopération jordano-saoudienne à travers la naissance d’une compagnie aérienne basée localement, Fly Aqaba. Les zones industrielles sont visibles au nord de la ville, avec des entreprises spécialisées dans la construction métallique, les énergies renouvelables, la plasturgie et le textile. La Jordanie a signé des accords de libre-échange avec l’Union européenne, les États-Unis, le Canada, Singapour, mais aussi la Grande zone arabe de libre-échange opérationnelle depuis 2009. Le golfe d’Aqaba prétend ainsi jouer le rôle de nouvelle porte d’entrée du Proche-Orient pour des flux croissants venant d’Asie.

 

Zoom d'étude

 

Les deux stations voisines d’Eilat et d’Aqaba

Eilat et Aqaba présentent un aspect compact, conséquence directe des possibilités limitées d’extension, du fait d’une part des fortes pentes d’un côté, de zones humides au centre de la dépression ; d’autre part la proximité de frontières militarisées, interdisant toute installation civile pérenne.

Eilat apparait constituée de trois boulevards ceinturant les zones d’habitation, tandis que les espaces proprement littoraux sont occupés par des zones industrielles et la marina. A l’ouest de la ville on peut identifier un important dépôt pétrolier. Aqaba présente un quadrillage régulier, des îlots d’immeubles nettement identifiables et cernés par une route de ceinture. La partie sud est dédiée aux activités industrielles et portuaires.

Entre Eilat et Aqaba se trouve une sorte de zone tampon : le point de passage frontalier ne se trouve pas directement sur le littoral mais en retrait, en raison de la présence de zones humides visibles sur la photo. Il s’agit de marais salants, d’une zone naturelle protégée et un parc ornithologique côté israélien ; mais également on constate la construction récente d’espaces de loisirs ou destinés à une clientèle aisée : des marinas ont été aménagées, encore en cours d’aménagement côté jordanien, juste devant le terrain de golf, dont le club-house, coque de béton ondulante qui imite les dunes du désert, a été réalisée par Oppenheim architecture. Cette construction de prestige se veut une vitrine du pays, alors que la nature du loisir élitiste pratiqué (ainsi que la présence d’un parc aquatique dans la marina) interroge sur la gestion locale de la ressource en eau ; les constructions en péninsules évoquent l’urbanisme du Golfe, tandis que les complexes hôteliers de luxe s’alignent.

Cette urbanisation récente est-elle due à la moindre valeur foncière de ces terrains ou à un déclassement récent du fait de la normalisation des relations avec Israël ? Ou le type d’occupation traduit-il une évolution des sociétés des deux pays vers une culture des loisirs ? Une forme de privatisation, de gentryfication d’un espace littoral rare ? Ou encore simplement la victoire du capitalisme sur les autres idéologies ?

On peut voir un certain parallélisme, une symétrie caractéristique des régions frontières dans l’organisation de la ville, du port, et de l’aéroport (avec une partie militaire) au nord de la ville, et une route parallèle à la frontière dans la dépression.

Plus au sud, les constructions se font plus rares, et sont concentrées sur un liseré littoral ; la riviera égyptienne de la mer Rouge égrène de petites unités depuis Taba, à la frontière israélienne, jusqu’à Charm el Cheikh. Les rares zones planes sur lesquelles se trouvent des constructions correspondent à des cônes de déjection littoraux nettement visibles. Au sud d’Aqaba enfin se déploient les installations portuaires, d’importance nationale, avec un terminal à conteneurs et plus au sud un terminal pétrolier accolé à un complexe chimique au contact immédiat du poste frontière de Durra. La station saoudienne de Haql se déplie 5 km au sud. On identifie aussi des complexes hôteliers et résidentiels récents et l’université.

 


Repères géographiques

 

 

Image complémentaire

 

 

 

Le golfe d’Aqaba dans son cadre montagnard et désertique, entre Sinaï et péninsule arabique

 

 

Image de la cité balnéaire et portuaire au sud d'Israël prise par le satellite Venµs le 17 mars 2018

 

Contributeur

Pascal Orcier, agrégé et docteur, professeur de géographie et cartographe.