L’image globale recouvre le mohafazat – ou gouvernorat - de Beyrouth et celui du Mont Liban constitué, du Sud au Nord, des caza-s du Chouf, Aaley, Baabda et Metn ainsi que le Kesrouan. L’agglomération beyrouthine s’étend sur plus de 450 km2 et plus de 120 municipalités, organisée autour des pôles principaux de Beyrouth et Jounieh, qui commencent à rejoindre l’agglomération de Jbail au Nord. Les pôles secondaires de Bickfaya, Damour, Beit-Méri-Broummanna, Aaley ou Damour complètent l’ensemble. Cette croissance urbaine débridée dissimule une fragmentation importante, à la fois héritée de la guerre civile (1975-1990) et entretenue par les crises touchant le Liban. La faillite de l’État se lit aussi dans ces dynamiques urbaines, assujetties à des modes de gouvernance encore largement clientélistes et parfois encore confessionnels. Le souffle de l’explosion sur le port du 4 aout 2020 se double donc de celui d’une crise plus profonde : fragmentation confessionnelle héritée, effondrement financier et faillite de l’Etat, notamment.
Légende de l’image
Cette image de Beyrouth, la capitale du Liban, a été prise par le satellite Sentinel-2B le 11 décembre 2022. Il s’agit d’une image en couleurs naturelles de résolution native à 10m.
Ci-contre, l'image avec des repères géographiques de la région.
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Repères géographiques
Présentation de l’image globale
Beyrouth : une agglomération littorale éprouvée par les
changements globaux et les manquements d’un Etat failli
Une plaine littorale saturée
L’image couvre plus de 1 200 km2, pour l’essentiel occupés par l’agglomération beyrouthine qui rassemble près de la moitié de la population libanaise sur une des rares plaines littorales du pays. Au nord du cap de Beyrouth, les collines plongent directement dans la mer et offrent des profondeurs appréciables pour le port et un abri par rapport aux vents dominants Sud-Ouest. Au sud, sur les sables rouges, s’étend(ait) la forêt de pins de la sortie sud de Beyrouth.
La presqu’île fait ici éperon, contrastant avec la puissante muraille calcaire orientée sud-ouest /nord-est, visible pour partie à droite de l’image. Le complexe orographique est profondément disséqué par des vallées, creusées dans de profondes gorges. Le topos du « château d’eau », attaché traditionnellement au Liban, est désormais fragilisé par les conséquences du changement climatique : sécheresse, diminution des précipitations neigeuses et plus grande fréquence des précipitations torrentielles.
L’eau et l’électricité comme enjeux majeurs
Paradoxalement, alors que la disponibilité en eau est la plus élevée de la région, la défaillance des réseaux d’adduction contraint la population à acheter son eau domestique à des opérateurs privés et le réseau reste impuissant à traiter les effluents urbains : en été, le Nahr Beyrouth n’est plus alimenté que par des égouts et le stockage des eaux superficielles s’avère insuffisant (retenue collinaire visible, barrage de Bekaatet kenaan). En 2022 le ministère de l’Energie et de l’Eau libanais a annoncé que la distribution d’eau potable avait baissé de 7 0% depuis 2019. Les forages privés sauvages et les stockages non contrôlés sur les toits des immeubles en sont une traduction paysagère. Aussi, le 13 octobre 2019, des feux de forêts se répandent dans la région du Chouf notamment.
La plupart des systèmes de distribution et de traitement des eaux dépendent fortement d’un approvisionnement électrique devenu erratique : les carences du service électrique rendent quasiment indispensables les générateurs électriques privés (cf. E. Verdeil). Les coupures d’électricité, qui atteignent au moins vingt heures par jour, paralysent la vie au Liban et la facture des importations de carburants est aggravée par la dévaluation récente et les brutales secousses du marché qui achèvent d’épuiser le pays.
En juin 2021, la baisse du PIB par habitant est estimée à 40%, le taux de pauvreté multidimensionnelle évalué à 81% et la monnaie a été dépréciée de 95%. Aussi, la campagne précédant les élections législatives du 15 mai 2022 a été animée par les promesses faites par les candidats des partis traditionnels de prendre en charge les factures de scolarité, d’électricité voire des pleins d’essences des Libanais qui restent massivement dépendants de leurs leaders communautaires pour leur survie.
La ville apparait particulièrement vulnérable à un cortège d’autres changements globaux. La pollution atmosphérique chronique nourrie par le transport routier et les générateurs électriques est ressentie d’autant plus intensément que la ville est fréquemment couverte par un anticyclone. Ainsi, les vents faibles ne dissipent pas suffisamment les particules fines et le sillon central, entre les deux collines d’Achrafieh et de Tallet el Khayat offre souvent des niveaux de concentration en NO2 très élevés. L’environnement très minéral de la ville nourrit par ailleurs également l’îlot de chaleur urbain.
Les premières phases de croissance urbaine beyrouthine
Dès avant 1860 les murs d’enceinte sont détruits, ouvrant la voie à un étalement considérable. L’aménagement énergique du port entre 1890 et 1895 offre une impulsion importante et dès 1930 la ville déborde de ses limites administratives. Après l’indépendance toute la plaine littorale, jusqu’à Raouché (zoom 2, doc 7) et les premiers versants du Mont Liban (zoom 1) sont investis par l’urbanisation et l’industrialisation progresse à l’est, imbriquée avec les zones résidentielles notamment dans les quartiers périphériques de Furn el-Chebbak, Tayouneh et Chiyah.
Le sud, lui, s’urbanise au gré de l’internationalisation de Beyrouth : l’aéroport est ouvert en 1950 et les premiers réfugiés palestiniens rejoignent alors cette banlieue sud. A partir de la guerre, la banlieue Est se densifie avec l’arrivée des réfugiés du Chouf et de Beyrouth Ouest, la banlieue sud se spécialise dans l’accueil des populations, notamment chiites, du Sud Liban et de Beyrouth-Est.
Le Mont Liban : de la montagne « refuge » à l’urbanisation de villes satellites
L’urbanisation en nappe, doigts de gant ou sous forme de mitage progresse de manière fulgurante vers le Mont Liban, tout à la fois alimentée par des populations fuyant les lignes de front pendant la guerre civile (1975-1990) que, durant les vingt ans d’après-guerre, par la bulle spéculative. Le réseau routier peine à suivre cette progression : la congestion est intense du fait d’une offre en transport public quasi nulle à laquelle se substitue une flotte de « taxis services » qui n’éponge que très partiellement la demande.
La structure sociale et politique libanaise se répercute sur le fonctionnement territorial de la moyenne montagne du Mont Liban : les cohortes de néo-urbains rejoignant la ville conservent souvent d’intenses relations avec l’arrière-pays où de véritables villes-satellites se structurent (Aaley, Broummana, Bhamdoun) (zoom 1, doc 3 et 4). Longtemps organisées autour des monastères puis devenues des villégiatures d’altitude, elles sont toujours rejointes, au moins le weekend, par des Beyrouthins qui y retrouvent leurs principaux réseaux de sociabilités confessionnels et clientélistes animés par les zaims (patrons) locaux et continuent d’y voter du fait de l’inertie de la carte électorale libanaise.
Ces échanges consolident les fiefs politiques des grands leaders politiques libanais dans la montagne libanaise (Farah, Teller). Réciproquement, les villes du Mont Liban fournissent encore des services communautaires fondamentaux aux Beyrouthins (partis, dispensaires, écoles) tandis que leur fonction nourricière s’est quasiment éteinte et la forêt de cèdres réduite à de timides lambeaux.
Remblais et illégalités sur le littoral
Cette augmentation considérable des espaces bâtis doit beaucoup à la pression démographique mais aussi à la faiblesse de la régulation publique, incapable de juguler la spéculation foncière. Le littoral de Beyrouth en porte les stigmates : d’immenses remblais et empiètements sur le domaine public (notamment maritime) témoignent de ces innombrables infractions, accommodements locaux et passe-droits (Verdeil) (cf zoom 2, docs 7 et 9). La surface totale de ces informalités avoisine celle des constructions légales sur le littoral. Projets balnéaires, « chalets » et plages à accès privatif, projets résidentiels et décharges en sont les usages les plus fréquents.
Dès les années 1970, le port, saturé, se double d’annexes en remblai. Les années de guerre autorisent ensuite la construction de plusieurs jetées et empiétements littoraux des « seigneurs de guerre », l’après-guerre poursuit cette œuvre. Eric Verdeil qualifie de « dérèglement métabolique » cette propension qu’a Beyrouth de s’étendre au dépend des communs : de 1983 à 1998, les démolitions, parfois sauvages et non planifiées (comme celles des anciens souks) génèrent des déblais improvisés qui ont alimenté l’immense remblai tangent au centre-ville. Ces remblais se convertissent bien souvent en immenses décharges à ciel ouvert.
Or, les dysfonctionnements de la collecte des déchets sont devenus un symbole des défaillances de la gouvernance néolibérale libanaise : depuis 1994 le gouvernement a délégué la tâche à Sukleen, entreprise privée proche du pouvoir, sans que les 2 500 et 3 000 tonnes produites par la région ne soient traitées ni les procédures rendues transparentes : 50 % reviennent aux dépotoirs illégaux. À Beyrouth, la décharge sauvage d’Ouzai, entre l’autoroute et la mer, ou celle de Dbayeh gonflent depuis la fermeture de la spectaculaire décharge du Normandy (5,5 millions de mètres cubes de déchets), et celle de Bourj Hammoud (400 000 m3 de déchets) n’est toujours pas dépolluée (zoom 3, doc 11).
Le phénomène NIMBY joue à plein : les municipalités se défient de l’Etat et refusent les décharges légales, craignant nuisances et dévalorisation foncière. (Nahas). En 2015, à l’expiration du contrat de Sukleen, les déchets s’accumulent à Beyrouth provoquant des manifestations où est scandé le slogan évocateur « vous puez » (Tala’at Rihatkum), brocardant la corruption qui caractérise la gestion des services publics urbains.
Zooms d’étude
Zoom 1. L’urbanisation des premières pentes du Mont Liban : réseaux claniques, satellisation et spéculation
Contraintes, dynamiques et héritages
Ces deux images montrent au sud-ouest l’urbanisation en nappe, doigts de gant ou sous forme de mitage qui progresse très rapidement vers le Mont Liban, en évitant cependant les pentes les plus fortes (seulement 2 % du tissu urbain relevant de pentes supérieures à 60 %). Cet espace reste soumis aux influences centrifuges de divers acteurs : il est encore divisé en fiefs politiques relevant des grands leaders politiques libanais dans la montagne libanaise (Farah, Teller). Héritages d’anciennes pratiques d’estivages, des mouvements pendulaires hebdomadaires (consacrés aux activités récréatives et sociabilités communautaires) ou plus espacés (notamment lors des élections) entretiennent leur rôle d’annexes communautaires de la ville. Celles-ci sont notamment chrétiennes mais aussi druzes (comme Beit Méry).
Si les premières pentes sont surtout résidentielles, les petits pôles comme Aaley, Bhamdoun, Sofar fournissent une grande quantité de services communautaires (écoles, universités, clubs, dispensaires). Les congrégations religieuses restent des actrices importantes voire décisives : capables d’impulser un petit pôle hospitalier de qualité (Hopital St Georges d’Ajaltoun) ou d’impulser le zonage de réserves naturelles, notamment.
Mais cette lecture communautaire serait trop réductrice (Chidiac). D’une part, certaines communautés s’y enchevêtrent. D’autre part, si les monastères et palais des zaïm ont longtemps organisé ces espaces, la desserte routière, dès les années 1950, permet à des centralités originales de s’y épanouir, telles que les polarités récréatives dans les caza-s du Metn, de Baabda, d’Aaley, saturées par les boîtes de nuits, complexes balnéaires avec plages privées, là même où se sont initialement développés des lieux de pèlerinage et de prière (Chidiac).
Baabda : un statut particulier
La municipalité de Baabda joue un rôle particulier, hébergeant le Palais Présidentiel et, dans son sillage, une foule d’ambassades stratégiques (Syrie, Jordanie, Italie...). Entre le pôle beyrouthin et ces annexes, le retour de populations déplacées pendant la guerre et les financements étrangers (notamment des ressortissants du Golfe) a fait fleurir des « palais », pour beaucoup vacants et des constructions inachevées. L’urbanisation y apparait quasi incontrôlée et se diffuse le long des axes routiers ou par le gonflement des petits pôles.
Des formules urbaines de type « lotissements pavillonnaires », encore marginaux avant les années 2000, se substituent aux anciens groupements familiaux (hâra) au sein des noyaux villageois (balde) (Chidiac). Si, pendant longtemps, la présence de grandes propriétés religieuses (wakfs) a permis la préservation de zones non construites, boisées ou agricoles, elles n’agissent désormais plus comme des verrous efficaces : certaines sont désormais vendues, louées et cédées à l’appétit immobilier.
Le net recul des terres agricoles
Les terres agricoles n’y sont plus que résiduelles, avalées par un mitage tout-azimut. La distinction entre agriculture urbaine et périurbaine y est quasiment impossible (Lteif et Toussaint Soulard). Les deux images permettent d’entrevoir quelques petits interstices accueillant des serres, parcelles cultivées, arbres plantés mais pas les activités pastorales qui peuvent se développer sur les friches. Ces petites formes d’agriculture urbaine résistent difficilement autour des cours d’eau (Nahr Beyrouth, ici, quand la pente se fait plus importante), en lisière de couvents (notamment dans le caza de Baabda) ou des reliques dans d’anciennes plaines agricoles (comme l’ancienne oliveraie de Choueifat- image globale). Le maraichage remplace souvent les premières mises en valeur agricole, avant d’être lui-même effacé par les pépinières, enfin avalées par l’urbanisation (Lteif et Toussaint Soulard).
Dans quelques cas, l’agriculture même illustre le maintien de clivages sociaux : à Fanar ; la zone industrielle accueille un cheptel assez significatif, un abattoir et une entreprise produisant du fourrage, les animaux circulants entre ces bâtiments industriels et les friches et alimentant les boucheries chrétiennes. Cette spécialisation confessionnelle est héritée de la guerre, les bouchers musulmans ayant établi, de leur côté, une organisation symétrique à Choueifat (image générale). Les ouvriers y sont fréquemment des réfugiés syriens, hébergés dans des locaux de fortune dans les champs.
Même ces quelques poches non bâties, qui correspondaient souvent à des propriétés religieuses qui conservent un petit domaine propre (wakfs), sont désormais largement cédées à la spéculation : vendues ou louées pour des projets immobiliers. Contrairement à d’autres villes méditerranéennes, il n’existe pas de politique de protection du foncier agricole. « Ainsi, le cas du Liban permet de réfléchir sur le sort de l’agriculture urbaine dans un contexte de faible présence de l’acteur public : d’une part les politiques publiques agricoles sont quasi-inexistantes à Beyrouth ; d’autre part, il n’y a pas localement de foncier agricole public» (Lteif et Toussaint Soulard).
L’agriculture y tient une place désormais résiduelle, au contraire de la plaine de la Bekaa dont les premiers champs, organisés selon un large parcellaire, se devinent dans l’angle SE ou de la plaine de Damour sur la route de Saïda. Ces terres fertiles abritent les derniers grands marécages du Liban, ceux d’Ammiq reconnus réserve de biosphère par l’Unesco (image générale).
Repères géographiques
Repères géographiques
Zoom 2. Fragmentation, « libanisation » et privatisation de l’espace public. Dans les centralités beyrouthines : une citadinité en berne ?
Les héritages de la « ligne verte » et de la césure Ouest/Est
Paradigme de la ville duale pendant la guerre « incivile » - selon l’expression d’Ahmad Beydoun - de 1975 à 1990, Beyrouth conserve toujours certains stigmates de la division entre un Ouest musulman et un Est chrétien : l’empreinte de la « ligne verte ». Cette ancienne ligne de front de 4,5kms sur laquelle l’herbe regagnait du terrain du fait de l’intensité des combats est encore lisible à travers la trame viaire et certains éléments du bâti tels que les ruines disposées sur le tronçon places des Martyrs-rue de Damas ainsi que la patrimonialisation du Beit Beirut, ancien repère de snipers dédié à la mémoire de ces destructions. A ce titre, elle est devenue un géosymbole de la fracture libanaise.
Aujourd’hui, le « ta’akol » ou l’extrême fragmentation de la ville en territoires communautaires (N.Beyhum) persiste partiellement à travers les territorialités : les pratiques des Beyrouthins restent encore en partie distribuées selon les deux pôles. On note ainsi la rareté des espaces publics réellement mixtes confessionnellement, l’échec des projets d’espaces de convivialité (le Bois des Pins très peu fréquenté).
Le périmètre Solidere : archétype de la privatisation de la fabrique urbaine
L’ancien centre-ville commercial qui est un symbole de la coexistence communautaire perdue et d’une citadinité en berne, présente un facies entièrement renouvelé depuis le plan d’expropriation puis la reconstruction débutant en 1993, pilotée par le Conseil de Développement et de Reconstruction mais entièrement remise à un seul opérateur privé, Solidere, proche de Rafic Hariri (ancien premier ministre).
Dans la zone cédée à Solidere, une approche très spéculative a été développée. Elle est devenue emblématique de la financiarisation de la fabrique urbaine et de la privatisation d’un espace public entièrement plié aux intérêts de capitaux globalisés. Des vigiles privés filtrent l’accès à l’espace public comme dans l’enclave ludique de Zeitouna Bay, luxueuse marina ultra sécurisée. Outre les 15 000 immeubles construits entre 1991 et 1995, de nombreux immeubles ont été détruits, nourrissant les immenses déblais livrés aux appétits privés.
D’intenses débats ont eu lieu, soulignant que l’Etat avait pris à sa charge les travaux pharaoniques nécessaires aux projets (digues...) mais que les bénéfices en revenaient à une entreprise privée : Solidere. Des expropriations ont été réalisées au profit d’hôtels de luxe, boutiques, centres commerciaux (tels les « nouveaux souks »), ou « village urbain » comme le quartier Saïfi bâti selon les modèles de New Urbanism (pastiche « néo historique » des maisons libanaises aux 3 arcades).
Nouveau boom immobilier, gentrification
Après une petite période de récession entre 1998 et 2000, le boom immobilier reprend entre 2004 et 2008 : les prix s’envolent et les tours également. Ainsi, en plus d’être horizontales, les informalités sont verticales : la loi n°646 de 2004 a légalisé des situations illégales et a joué un rôle clé dans la densification verticale de Beyrouth qui compterait une cinquantaine de tours (Ashkarian) essentiellement dans les espaces à forte valeur foncière. La gentrification est même avérée à Gemmayzeh et Mar Mikhael voire Furn el-Hayek : les tours y remplacent les anciennes demeures, les rez de chaussée ont perdu leurs fonctions commerciales qui ont été remplacées par des dispositifs de surveillance et diverses formes d’enclosures.
Le secteur de la Corniche al-Nahr au sud d’Achrafieh apparait comme un des derniers avatars de la spéculation dans le centre-ville libanais. S. Brones étudie notamment comme cette zone interstitielle semi industrielle ceinturée par des voies rapides et occupée par des bâtiments désaffectés est rattrapée par des projets spéculatifs tels que le Beirut Art Center, The Station, Achrafieh 1478 ou Soho Beirut. Ces hauts lieux d’expositions, d’art contemporain et plus généralement de l’économie créative sont complétés par une offre de tours offrant de futurs lofts, studios, ateliers pour des artistes en résidence : le projet parie sur une nouvelle image de pépinière d’artistes à l’identité alternative.
Ces formes de privatisation sont un sujet récurrent du débat public au Liban. L’image donne à voir divers empiètements privés sur le littoral ouest, recensés notamment par le collectif citoyen Dictaphone. En dépit de ces multiples formes de privatisations sauvages, des espaces mixtes demeurent toujours. La Corniche, promenade piétonnisée de 5km de front de mer est encore un espace largement public fréquenté par des promeneurs, joggers, familles, pêcheurs... Elle endossa un rôle majeur notamment pendant la guerre, quand d’autres espaces de loisirs étaient rendus inaccessibles par les combats. Dédiée à la déambulation, en partie encore au commerce ambulant parfois informel (bien que celui-ci ait été officiellement interdit en 1994), lieu de relative permissivité et d’expérience citadine partagée, elle demeure un espace à part dans la Beyrouth fragmentée.
Ces espaces jouxtent une centralité majeure de Beyrouth : Hamra, qui fait figure parfois de second centre-ville, à vocation culturelle, récréative, commerciale encore mixte. Dès avant la guerre civile (et, remarquablement, même pendant), le quartier accueille artistes et écrivains de toute confessions. Aujourd’hui, elle continue de jouer le rôle d’un centre de la vie nocturne essentielle avec de très fortes concentrations de bars et boîtes de nuit qui animent les trottoirs dans les rues perpendiculaires à la rue Hamra comme l’Alleway Street (M. Bonte). Ici aussi, les formes de privatisation prospèrent mais dans un temps plus contenu : les sociétés de voituriers réservant des places de parking à la clientèle aisée par un marquage improvisé, notamment la nuit.
En plein centre, la place des Martyrs est devenue le géosymbole de la contestation : point de départ de l’ancienne ligne de démarcation, elle a ensuite été rasée lors de la phase de reconstruction. Plusieurs projets d’aménagement de ce vaste terrain vacant se sont succédés, faisant intervenir des « stararchitectes » tels que Renzo Piano. Mais tous ont avorté après les manifestations de 2005 réclamant justice suite à l’assassinat de Rafic Hariri, puis le sit in de 18 mois consécutif à la guerre des 33 jours (épisode du conflit israélo-arabe qui oppose Israël au Hezbollah en juillet 2006 qui causera de nombreuses destructions dans le pays et la ville).
Depuis le 17 septembre 2019, elle accueille des manifestations revendiquant le départ de la classe politique, dénonçant la déliquescence des services publics et plus généralement un système décrit comme une « kleptocratie redistributive », une grande partie des dépouilles des rentes publiques étant capturée par des leaders communautaires entretenant leurs clientèles politiques. La cause initiale de l’embrasement de la rue peut paraitre anecdotique : l’annonce d’une taxation sur l’application de messagerie WhatsApp. Mais dans un pays où le pouvoir d’achat s’est autant érodé, cette taxe de 6 euros est apparue comme une nouvelle entrave dans l’accès à l’espace public, cette fois-ci immatériel. On y retrouve des populations variées (femmes, étudiants, Libanais précipités dans la pauvreté par la crise) et de nouveaux modes d’appropriation de cette agora apparaissent : kiosques, concerts, marché à ciel ouvert marchands ambulants proposant jus, galettes ou café pour 250 livres libanaises (25 centimes), un pied de nez à l’inflation. La place des Martyrs se transforme en un type inédit d’espace public réellement mixte. (Lakrouf I. 2019).
Mais dès novembre 2019, les intimidations des baltajiya qui infiltrent les manifestations pour réprimer et casser le mouvement fragilisent le mouvement. Ces quasi mercenaires de la contre-révolution sont réputés venir de l’« anti » centre-ville de Beyrouth : de la banlieue sud (cf zoom 3) essentiellement, mais aussi, immédiatement au-delà du Ring, de l’un des quartiers les plus paupérisés de la capitale ; Khandak el Ghamik (littéralement : la « tranchée profonde »). Accolé au centre-ville, Khandak el Ghamik fait figure de « banlieue de l’intérieur », oubliée de la rénovation, stigmatisée, qui s’enfonce dans la pauvreté et contraste crument avec, face à elle, la luxueuse tour MTC ou celle du Beirut Digital District. L’épidémie de Covid, la faillite de l’Etat, le gel des comptes bancaires libanais approfondissent la marginalité de ce quartier (cf. notamment L.Seurat dans Revue Moyen Orient).
Repères géographiques
Repères géographiques
Repères géographiques
Zoom 3. Des marges variées entre relégation, autogestion et convoitises immobilières
Ces marges immenses accueillent le sous-prolétariat beyrouthin souvent poussé dans l’informalité par l’absence de politique d’habitat social et la crise.
A l’est, Bourj Hammoud
A l’est, Bourj Hammoud est le grand quartier arménien qui se déploie à l’est du Nahr Beyrouth. Abritant les réfugiés arméniens depuis la première guerre mondiale, il accueille traditionnellement le commerce de gros, une industrie de petite métallurgie, de nombreux garages automobiles.
Le quartier reste plié à des logiques de flux : celui des migrants d’abord. A Dora, se loge une centralité migrante majeure (salons de beauté éthiopiens, restaurants indiens...). Mais ce sont surtout les flux matériels qui organisent le quartier coupé par une voie rapide surélevée, accueillant une station d’épuration, centrale de compostage de déchets ou encore le « serpent solaire ». Ce grand projet vitrine du ministère de l’Energie alignant des milliers de panneaux photovoltaïques ne parvient pas à résoudre la grande crise énergétique dans laquelle est plongé le pays. Le Liban est totalement dépendant des importations d’hydrocarbures, d’autant plus depuis la lourde dévaluation de la monnaie. Les générateurs privés constituent un palliatif traditionnel mais eux aussi sont désormais fragilisés par les ruptures d’approvisionnement du diesel.
La banlieue Sud
Au Sud, entre l’aéroport et l’agglomération, la banlieue sud est le bastion par excellence de la communauté chiite, la zone la plus déshéritée de Beyrouth, et un poste d’observation privilégié pour assister à ce roulis permanent de l’histoire libanaise : les vagues des réfugiés à Beyrouth. Les premiers bidonvilles s’y développent dès les années 20 sur des terrains sableux pourtant non aedificandi (dans l’attente de l’extension de l’aéroport) puis au fil des vagues de réfugiés : Arméniens, Palestiniens, déplacés du Sud Liban fuyant l’invasion israélienne. On y repère aujourd’hui les camps palestiniens de Chatila ou Bourj el Brajneh. Ils sont complétés par des quartiers informels et des lotissements irréguliers construits sur les sables du sud de la ville. Ils se distinguent par leur trame viaire sinueuse, des bâtiments relativement bas et la qualité généralement médiocre de leurs constructions.
Légalement, ils sont en infraction avec les lois sur la propriété, le lotissement et la construction mais des accords entre les partis chiites (Amal et Hezbollah, dominant la zone) et le gouvernement ont endigué partiellement leur extension et leur ont permis de se pérenniser et de se « durcir ». Le paysage traduit l’identité confessionnelle et politique du lieu : les perspectives sont saturées par les affiches géantes de martyrs, des photographies des leaders du Hezbollah et de la République islamique d’Iran, des maquettes de la mosquée d'al-Aqsa de Jérusalem ou les petites urnes destinées aux dons faits au « Parti de Dieu ».
En effet, le parti du Hezbollah et la milice Amal y proposent des substituts de services publics absents. A travers son réseau d’ONG et les mosquées, le Hezbollah a expérimenté dans ces marges sud toute sa politique sociale dans le champ de la santé, de l’éducation afin de servir son discours sur la mouqawama (résistance à Israël), le culte du sacrifice et la justice sociale. Il s’y assure ainsi une clientèle politique sûre et y dispose de relais efficaces : les clercs des quartiers qui servent de médiateurs entre les gradés du Hezbollah et la population. A la lisière sud, le quartier Haret Hreik héberge notamment l’Al-murabba al-amn, carré sécuritaire regroupant les principales institutions du parti. Largement rasé par les bombardements de Tsahal (Israël) en 2006, il a été entièrement reconstruit par la cheville ouvrière du Hezbollah, le Jihad al-Bina. Sur un périmètre d'environ 40 hectares, dès 2012, le parti a proposé une reconstruction à l'identique et financé grâce aux subsides iraniens et syriens (Mona Harb) et sa structure Waad (la promesse en arabe).
Ces marges sud constituent néanmoins une réserve foncière convoitée : elles sont contenues dans le périmètre du projet Elyssar, négocié âprement depuis 1995 entre le gouvernement et les parties (et partis) en présence, envisageant des logements haut de gamme et bureaux pour classes aisées mais gelé depuis 1997, faute d’accord politique. Dans cette marge sociale, le projet orienté vers la modernisation et la spéculation s’est heurté à des demandes de justice sociale pour les habitants de ces banlieues sud. Celles-ci restent en effet notablement délabrées, sous-équipées et surpeuplées. Les catégories les plus pauvres restent en dehors de l’accès au crédit et sont toujours plus poussées vers le secteur informel (travail comme logement) qui demeure la presqu’unique modalité d’insertion de ces populations dans Beyrouth. Les travailleurs étrangers venus essentiellement des pays arabes (Syriens, Egyptiens), asiatiques (Philippins, Sri-lankais) et est-africains (Soudanais, Ethiopiens) louent parfois leur logement à des réfugiés palestiniens ayant pu devenir propriétaires lors du durcissement des camps.
A l’entrée du camp de Chatila, l’ancien hôpital Gaza, vidé de ses équipements médicaux à la fin de la guerre des camps en 1987, est un gigantesque squat insalubre de 11 étages qui est encore un observatoire de cette tradition d’« accueil ». Dans ce quartier symbolique de la résistance palestinienne et synonyme de massacre, à partir de la fin 2012, les réfugiés syriens se sont substitués presque totalement à la population palestinienne et aux travailleurs du BTP du Sud-Est asiatiques ou soudanais.
Repères géographiques
Repères géographiques
Zoom 4. L’explosion des silos du port de juillet/août 2020 : synthèse des impasses du modèle de développement libanais
Les effets de la déflagration du 4 aout 2020, considérée comme équivalente à un séisme d’une magnitude de 3,3 sur l’échelle de Richter ou 1/10 de la puissance de l’explosion de la bombe atomique à Hiroshima, sont encore visibles dans le port de Beyrouth. (https://www.cite-espace.com/actualites-spatiales/beyrouth-satellites-20…).
La double explosion qui a causé la mort de presque 200 personnes et 6000 blessés dramatise la crise libanaise et notamment beyrouthine. Les pertes financières sont évaluées entre 2,9 et 3,5 milliards de dollars mais il faut aussi envisager la récession consécutive (-10,51% en 2021). Le siège de la Compagnie de l’Electricité du Liban a notamment été soufflé, une cruelle incarnation de la faillite de ce service le Liban.
Outre les enjeux patrimoniaux (640 bâtiments historiques touchés, surtout localisés dans les quartiers de Mar Mikhael et Gemmayze, le musée Sursock a notamment été touché), le défi social de la reconstruction post-explosion semble aigu : la tentation spéculative de substituer aux petits immeubles détruits des grandes tours pourrait être importante, accélérant une gentrification déjà en marche. De surcroit, la reconstruction des quartiers limitrophes très populaires comme celui de la Quarantaine pose question, tant la capacité de résilience parait faible : la population, dont une large part de réfugiés, y est majoritairement très pauvre et sans filets sociaux (logements sans baux, travailleurs sans contrat ; Le Monde).
L’institution qui acheminait 85 % des produits de consommation du pays avant l’explosion est un important hub régional, d’autant plus après les modernisations et extensions d’après-guerre (terminal à conteneur, 46 magasins hors taxe, zone franche logistique...). Le port est devenu encore plus incontournable après les sanctions à l’encontre de la Syrie de Bachar el Assad en 2011 mais concurrencé notamment par le port émirien de Jebel Ali, bien placé sur les routes maritimes, celui d’Haïfa également.
La dérégulation globale de l’économie maritime a joué un rôle clé dans cette catastrophe du 4 aout 2020. Depuis 1990, un « comité provisoire », aux contours juridiquement très flous, gère en effet le port, échappant aux règles publiques de sécurité, de surveillance, des règles des finances publiques de la Cour des Comptes... En effet, les 2750 tonnes de nitrates d’ammonium qui y ont explosé provenaient d’un cargo battant pavillon moldave (pavillon de complaisance) longtemps immobilisé dans le port après la faillite du propriétaire russe, sans que les autorités portuaires n’aient traité le problème. Le ministère public des Transports s’est avéré incapable d’imposer des règles de sécurité et d’évacuation de ces matières très dangereuses aux institutions du port qui fonctionnent dans une logique de cartel, tenues par des personnalités proches des leaders confessionnels libanais. L’État n’a par exemple touché que 40 des 230 millions de dollars de recettes douanières générées en 2018, le reste étant détourné par cette économie souterraine.
La reconstruction n’a pas subverti cette gouvernance parallèle : divers acteurs internationaux ont tôt fait de manifester leur intérêt et le français CMA CGM a obtenu en mars 2022 la gestion du terminal à conteneurs. Divers collectifs et ONG affirment n’avoir reçu qu’une fraction de l’aide internationale qui leur avait été adressée. Aussi, l’enquête est à ce jour bloquée : le gouvernement refuse une intervention judiciaire non libanaise, même celle des Nations Unies et le débat a été confessionnalisé (Amal, Hezbollah ayant remis en cause l’impartialité du juge chrétien maronite).
Surtout, le 31 juillet 2022, les derniers silos proches du hangar n°12, devenus iconiques, se sont écroulés suite à un incendie lié à la fermentation des céréales, toujours pas évacuées depuis la catastrophe. Cela constitue un camouflet pour le Ministère de la Culture qui les avaient classés à l’inventaire général des Monuments historiques et surtout pour les collectifs de familles de victimes qui s’étaient mobilisés afin d’obtenir la protection des derniers vestiges « témoins silencieux » de la catastrophe et aussi pièces à conviction nécessaires pour mener l’enquête sur les responsabilités.
Port de Beyrouth le 20 mai 2021
Port de Beyrouth le 5 août 2020
Repères géographiques
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Contributrice
Maud Moussi