Cette région transfrontalière du Nord de l’Amazonie a connu depuis le XVIème siècle, et continue à connaître, une effervescence géopolitique toute particulière. Bien que la région présente un des milieux les plus rudes de la grande forêt tropicale humide, rendant difficiles et rares les installations humaines, elle est l’objet de convoitises territoriales qui ne seront réglées qu’en 1900 à la suite d’un arbitrage international. La construction d’un pont reliant les deux rives de l’Oyapock au début du XXIème siècle procède de la volonté de rapprochement économique et géopolitique entre la France et le Brésil, mais aussi du renforcement de l’intégration régionale de la Guyane dans le continent sud-américain.
Légende de l’image satellite
L'image de ce territoire frontalier situé entre le Brésil et la Guyane française, a été prise par le satellite Sentinel 2A le 29 septembre 2016. Il s’agit d’une image en couleurs naturelles de résolution native à 10m.
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Repères géograpjhiques
Présentation de l'image globale
Une frontière stabilisée après un long contesté entre la France et le Brésil et qui peine à voir émerger une intégration régionale
Un territoire frontalier, peu peuplé et au milieu difficile
Une zone frontalière à faible empreinte humaine
L’image satellite montre la région orientale de la Guyane française où le fleuve Oyapock et sa large baie délimitent la frontière avec le Brésil (État d’Amapa).
La France possède avec le Brésil sa plus longue frontière terrestre : une dyade de 730 kilomètres, dont 430 km des sources de l'Oyapock à son estuaire. Les 300 kilomètres de la frontière méridionale franco-brésilienne (hors image) sont presque totalement dépourvus d’habitants.
On distingue, sur l’image, l’immense forêt tropicale humide amazonienne à peine amputée de quelques trouées où les sociétés ont développé des espaces ruraux dédiés aux abattis (villages et agriculture itinérante sur brûlis), de modestes espaces urbains comme Saint-Georges-de l’Oyapock en rive gauche – française – et une seule et véritable ville : Oiapoque en rive droite – brésilienne (voir Zoom 1).
Néanmoins, la comparaison de cette image récente avec des images plus anciennes révèle que la déforestation progresse, surtout au Brésil. Sur les anciennes terres agricoles abandonnées, il convient de souligner que la forêt ne parvient pas à reprendre sa place car la roche-mère a été mise à nu par l’érosion. A ces anciennes surfaces abandonnées s’ajoutent aujourd’hui de nouveaux fronts agricoles le long des axes de communication, avec des parcelles géométriques, très visibles au Brésil, au sud d’Oiapoque et dans une moindre mesure en Guyane, à l’ouest de Saint-Georges-de-l’Oyapock.
Un milieu naturel marqué par l’omniprésence de l’eau et une réelle diversité interne
Sur cette image satellite, on peut observer le fleuve Oyapock qui s’écoule dans une vaste plaine côtière de très faible altitude et qui s’ouvre sur un large et long estuaire. L’altitude maximum relevée dans la région n’atteint que 380 mètres dans la Montagne des Trois Pitons à l’ouest du petit bourg de Ouanary. Les faibles altitudes nuisent au drainage des terres, ce qui explique les nombreuses zones marécageuses difficilement habitables et exploitables dans tout le nord de cette région, aussi bien en Guyane qu’au Brésil. Sur l’image, quatre grands systèmes sont bien identifiables.
La pointe nord-ouest de la Guyane qui s’étend de la commune de Ouanary jusqu’à Saint-Georges au sud et Régina à l’est, est recouverte d’une forêt marécageuse singulière qui pousse sur des sols hydromorphes, un terme qui définit des sols argileux saturés en eau.
La mangrove côtière - qui court le long d’une partie du trait de côte - constitue un écosystème original sur le plan biologique en raison de sa situation d’interface entre milieu marin et écosystèmes terrestres, de sa mobilité liée au mouvement des bancs de sables et de la domination quasi monospécifique du palétuvier.
La mangrove d’estuaire - qui se situe dans la zone de balancement des marées - est surtout présente au nord d’Ouanary et le long du rio Uaçà au Brésil. Contrairement à la précédente, elle n’est pas mobile. Elle offre à la vue un fascinant et monotone paysage de palétuviers rouges avec leur enchevêtrement de longues racines-échasses en forme d’arceaux.
Enfin, au sud de Saint-Georges, s’étale la forêt tropicale amazonienne typique de l’intérieur du territoire avec une très forte biodiversité, une couverture forestière dense et homogène, découpée par de petites vallées.
L’Oyapock : un fleuve tumultueux de 430 kilomètres de long
Le fleuve prend sa source dans la Serra Uassipein au Brésil et coule en direction du Nord-Est, puis se jette dans l’Océan Atlantique. Un débit moyen de 835 m3/seconde en fait un fleuve puissant aux fortes variations saisonnières. En mai, son débit de 1.600 m3/ seconde est ainsi en moyenne 8 fois plus fort qu’en octobre, période d’étiage ou de plus basses eaux pendant laquelle la navigation peut être délicate à cause de hauts fonds.
D’une manière générale, la navigation sur l’Oyapock est plus difficile que sur le Maroni, qui est le fleuve-frontière occidental, à cause de la présence de nombreux sauts, c’est-à-dire des rapides. Ainsi à 45 minutes en pirogue au sud de Saint-Georges se situe le saut Maripa, qui avec son dénivelé de 10 mètres, présente un danger pour la circulation fluviale. Il contraint les piroguiers à décharger leurs marchandises et à les transporter à pied sur la rive. Mais le saut constitue aussi un lieu à fort potentiel touristique, fascinant par le paysage sonore offert par les chutes d’eau.
On observe, sur l’image, la très forte turbidité des eaux des fleuves de la région en raison des grandes quantités d’alluvions et de débris végétaux transportés. Elle se prolonge dans la mer où elle décroit au fur et à mesure qu’on s’éloigne du littoral.
Un climat hyper-humide, difficile à vivre
L’image satellite fait apparaître un pittoresque « moutonnement » de cumulus, étrangement régulier. Ces nuages rappellent que la Guyane, située à 4° de latitude Nord, connaît un climat équatorial marqué par une zone de circulation atmosphérique et de basses pressions dominée par les alizés d’Est. La convergence des flux d’alizés du Nord-Est et ceux du Sud-Est, oscillant de part et d’autre de l’équateur, forme une zone intertropicale de convergence (ZIC) qui engendre de très fortes précipitations saisonnières.
En passant au-dessus de la région, la ZIC donne deux saisons des pluies : la petite saison de novembre à février et la grande saison des pluies d’avril à juin. L’espace présenté sur cette image constitue l’un des plus arrosés de Guyane et du Brésil : il reçoit entre 3.300 à 4.000 mm de précipitations annuelles.
La chaleur moyenne annuelle de 26°C et des taux d’humidité compris en permanence entre 75 et 100 % créent une ambiance de moiteur ou de « touffeur », parfois difficile à supporter et favorable au développement de maladies tropicales (fièvre jaune, paludisme...) qui ont entravé les installations humaines.
La commune de Ouanary, symbole de l’enclavement régional
Le bourg de Ouanary avec ses 200 habitants se situe au pied des Monts de l’Observatoire, un promontoire qui s’élève à 240 mètres, sur la rive gauche de l’embouchure du fleuve Oyapock. Le territoire de la commune correspond au bassin hydrographique de la rivière Ouanary. La commune, particulièrement isolée, n’est reliée au reste de la Guyane par aucune route. Seule la navigation côtière et fluviale permet de s’y rendre. Cela explique le faible peuplement communal.
Ouanary doit son origine à l’implantation d’un fort de défense de la position française dans la région au XVIIIe siècle, autour duquel ont été développées des plantations de canne à sucre alimentant une distillerie de rhum. Ces anciennes cultures abandonnées ont laissé la place à une végétation basse de type savane.
A 20 kilomètres au nord du bourg, la Montagne d’Argent, une presqu’île fréquentée dès l’époque précolombienne, présente une position stratégique car elle commande l’accès à la baie de l’Oyapock et fait face au cap d’Orange au Brésil. Lors de la période coloniale, les Français, reconnaissant l’importance de ce site, y implantent un bagne et des plantations de café et de cacao. La colonisation échoue à cause des très mauvaises conditions sanitaires qui déciment colons et bagnards.
Une frontière restée indécise jusqu’en 1900
Un territoire délaissé par les premières puissances coloniales
Le Traité de Tordesillas en 1494 sépare le nouveau monde en deux parties : une méta-frontière - d’après le géographe Michel Foucher - distingue les terres espagnoles des terres portugaises, et passe par l’embouchure de l’Amazone. A l’Ouest, la région des Guyanes appartient à l’Espagne, à l’Est le Portugal exerce sa souveraineté.
Mais les Espagnols dédaignent la région du Plateau des Guyanes qui leur paraît hostile et qui est moins bien pourvue en ressources minières et agricoles que le Mexique ou le Pérou. Les Portugais, quant à eux, respectent la bulle papale et ne dépassent pas l’Amazone dans leur conquête du Brésil. C’est pourquoi France, Provinces Unies et Grande Bretagne décident de s’engouffrer dans le vide laissé ainsi par les Espagnols.
Rapidement les Français expriment la revendication d’exercer une souveraineté sur un territoire allant de l’Orénoque à l’Amazone afin de constituer une « France équinoxiale ». En effet, dès le XVIe siècle, la France rêve d’une « grande Guyane » ayant un accès sur l’Amazone, le grand axe de pénétration vers l’intérieur forestier de l’Amérique du Sud.
En dépit de ses velléités de conquête, la France n’est globalement pas en mesure d’occuper un si vaste ensemble territorial. Elle ne s'investit guère dans la défense des marches d'une colonie lointaine, jugée peu rentable. Ainsi la colonisation française parvient à peine à se maintenir jusqu’à l’Oyapock. En parallèle, la région est convoitée par l’Angleterre, les Provinces Unies et le Portugal qui rejette désormais l’idée de perdre le contrôle de l’Amazonie.
Une imprécision géographique à l’origine du conflit frontalier
Les tensions entre puissances coloniales se renforcent au cours du XVIIe siècle car Louis XIV ordonne un contrôle plus strict du territoire de la Guyane jusqu’au fleuve Araguari, ce qui fait obstacle à l’implantation portugaise grandissante dans la région. Les forts portugais de la région de Macapa - la grande ville portugaise sur l’embouchure de l’Amazone - sont détruits par les Français puis repris…
Mais le traité d’Utrecht en 1713 est l’occasion d’établir un règlement des tensions. L’article 8 de ce traité fixe la frontière entre la colonie française de Guyane et le Brésil portugais sur le fleuve « Japoc ou Vincent-Pinson ». Le conflit frontalier naît de l’ambiguïté de cette double dénomination. Le problème résulte du fait que, sur les cartes disponibles à l’époque, le fleuve Japoc n’est pas toujours localisé sur le même cours d’eau ou avec le même toponyme.
Ainsi, à cause de l’imprécision du traité, apparaît un contesté frontalier franco-portugais. Pour les Portugais, le Japoc correspond par homonymie à l’Oyapock. Les Français prétendent que le fleuve Vincent Pinson correspond à l’Araguari qui se jette dans l’Atlantique, au nord de la vaste embouchure de l’Amazone. Ce débouché apparaît fondamental pour la France car il permet d’atteindre l’Amazone et son potentiel commercial majeur. En effet, le grand fleuve relie l’océan Atlantique à la région pleine de promesses de Manaus avec ses ressources minières et le caoutchouc des hévéas.
En Europe, au début du XIXe siècle, les victoires de Napoléon Ier permettent d’imposer au Portugal les revendications territoriales françaises en Amérique : les traités de Badajoz (1801) et d’Amiens (1802) accordent à la France la « grande Guyane » qui s’étend jusqu’à l’Amazone. Mais les effectifs coloniaux français restent toujours trop peu nombreux pour occuper véritablement le territoire et les Portugais, aidés des Anglais, ont tôt fait de reprendre possession des terres à l’Est de l’Oyapock (1810) et même de s’emparer de la Guyane toute entière jusqu’en 1817.
La Guyane devient donc l’otage d’enjeux géopolitiques européens. Le Congrès de Vienne ordonne l’évacuation de la Guyane française jusqu’à l’Oyapock, l’occupation portugaise à l’Est du fleuve ayant été jugée illégale.
Au XIXe siècle, le contesté est neutralisé
Au cours du siècle, les tensions reprennent sous l’impulsion de la France qui veut profiter de la faiblesse d’un Brésil nouvellement indépendant (1822) et en prise à des difficultés intérieures. Ainsi réactive-t-elle son désir de s’installer à l’Est de l’Oyapock en construisant un fort. Le Brésil riposte en faisant de même.
Les tensions risquent de mener à la guerre entre les deux pays. Or la région en elle-même, très marécageuse ou forestière, ne présente pas un intérêt immédiat apparent. Le contesté va alors être neutralisé par un accord temporaire de gestion du territoire par des autorités locales indépendantes - ni brésilienne, ni française - dans l’attente d’un règlement futur.
Parallèlement, la recherche d’un accord se poursuit. Un premier compromis proposé en 1855 par le Brésil consiste à « couper la poire en deux » en fixant la frontière à mi-chemin entre l’Oyapock et l’Araguari, sur le fleuve Calçoene - ou Carsewenne pour les Français. Mais cette proposition est refusée par Napoléon III qui maintient la position antérieure française. L’accès à l’Amazone lui paraît d’autant plus important qu’en 1867, sous la pression des États-Unis, le Brésil accepte l’internationalisation de la navigation sur l’Amazone, ce qui ouvre des perspectives commerciales intéressantes.
Dans cette période, l’afflux de Brésiliens se poursuit. En même temps, une vague migratoire en provenance de Guyane s’installe dans la région après la découverte d’or en 1894. Les frictions entre groupes de populations poussent le gouverneur de Guyane à prendre l’initiative d’envoyer des troupes de marines. Les militaires doivent délivrer le représentant des intérêts français dans la région, arrêté par un notable brésilien, Cabral. L’opération est un succès mais six soldats français sont tués, le commandant de l’expédition ainsi que plusieurs dizaines de Brésiliens.
Un nationalisme brésilien se déchaine et mobilise l’opinion internationale en accusant la France d’avoir commis des exactions contre la population. Cabral devient héros national au Brésil. En 1897, à cause de ce scandale, la France se résout à accepter le règlement du contesté par un arbitrage international émanant d’un pays neutre. Pour ce faire, la France et le Brésil réaffirment le principe de l'article 8 du traité d'Utrecht qui fixe la frontière sur le fleuve Japoc ou Vincent-Pinson.
Le contesté franco-brésilien réglé seulement en 1900
La Suisse accepte ce rôle. Une commission chargée d’experts se réunit à Berne pour examiner les arguments des deux parties et attribuer à l’un ou à l’autre des pays ce territoire de 240.000 km². Le géographe Paul Vidal de la Blache s’engage à défendre la position française. Il développe un argumentaire très axé sur une géographie physique, un peu complexe et parfois confuse.
Du côté brésilien, c’est un diplomate expérimenté, le baron de Rio Branco, qui déroule un solide argumentaire basé sur une géographie humaine et sentimentale étayée de nombreuses cartes. Il démontre que la région est peuplée de Brésiliens depuis très longtemps, que les activités commerciales y sont tournées vers le reste du Brésil, ce qui n’était pas tout à fait exact, et que la présence française n’y a jamais été conséquente, ce qui est en partie faux.
La position française est affaiblie par les nombreux changements opérés au cours du XIXe siècle sur la localisation du fleuve Vincent-Pinson : tous les fleuves entre l’Oyapock et l’Araguari ont été nommés Vincent-Pinson au cours du XIXe siècle. Surtout, les Français auraient pu plus sûrement prétendre à la fixation de la frontière sur le Calçoene. En jouant le tout ou rien, ils ont fini par tout perdre.
En effet, en 1900, la commission d’arbitrage rend son verdict : la région comprise entre l’Oyapock et l’Araguari sera brésilienne. Ce territoire est rattaché à l’État du Para puis devient l’État d’Amapa en 1943. Il s’agit alors pour le président brésilien Vargas de créer un État fédéré frontalier tampon pour se prémunir contre un territoire de la France occupée qui pouvait tomber dans le giron nazi. Le ralliement de la Guyane à la France libre fait rapidement tomber cette menace.
Un épisode clé de la géopolitique française ?
Yves Lacoste voit dans la confrontation Rio Branco/Paul Vidal de la Blache un moment fondateur de la géopolitique française du XXe siècle. Celle-ci s’appuie désormais sur des données politiques et humaines comme les flux économiques et le peuplement plus que sur des considérations physiques. Yves Lacoste y perçoit un tournant de la géographie de Paul Vidal de la Blache lui-même, qui désormais s’intéresse avec plus d’acuité aux problématiques géopolitiques, dans La France de l’Est publié en 1917, par exemple.
Dans le volume 10, n° 49 des Annales de géographie de 1901, Paul Vidal de la Blache revient sur son engagement personnel et scientifique à propos de la résolution de ce conflit. Selon lui le doute demeure sur le fait que la rivière Vincent-Pinson était bien l'Araguari. Mais surtout, il voit dans ce règlement un soulagement pour la France bien qu'elle ait été déboutée car l'arbitrage reconnaît la France comme une puissance locale et permet d'envisager une « entente cordiale » avec le Brésil.
Un soupçon diffus mais toujours présent entre la France et le Brésil
Cet épisode a nourri une méfiance réciproque latente dont des réminiscences surgissent épisodiquement : la France suspectant le Brésil de velléités expansionnistes qui pourraient se traduire par une annexion de la Guyane, comme cela avait été le cas de 1810 à 1817. En Guyane au début du XXe siècle, le rattachement au Brésil du territoire contesté est vécu comme une amputation et un premier pas vers une possible annexion totale.
Mais rien dans le comportement des gouvernants du Brésil ne corrobore cette menace géopolitique. Au contraire, la coopération actuelle entre les FAG - les forces armées françaises en Guyane - et l’armée brésilienne montre une bonne entente, notamment dans la lutte contre l’orpaillage clandestin dans la région frontalière.
L’armée française dispose d’un détachement du 3e régiment étranger d’infanterie stationné au camp Bernet à Saint-Georges. Ces militaires de la Légion étrangère, très expérimentés et entraînés à la survie en forêt, effectuent des missions de surveillance de la frontière en pirogue et de sécurité contre la délinquance liée à l’exploitation illégale de l’or.
Pourtant, après les épisodes d’incendies géants dans l’Amazonie lors de l’été 2019, le président Jair Bolsonaro accuse Emmanuel Macron de vouloir déposséder le Brésil de son territoire amazonien au profit d’une internationalisation de la forêt afin d’en faire un bien commun universel protégé. Depuis cet épisode de tensions diplomatiques, le gouvernement brésilien considère que sa frontière avec la Guyane mérite d’être plus particulièrement surveillée. Cette même année, un document militaire brésilien de prospective fuite dans la presse. Parmi un ensemble de menaces délirantes auxquelles le pays pourrait faire face dans l’avenir, figure l’invasion de l’Amazonie par l’armée française.
Un pont sur l’Oyapock pour une nouvelle territorialité transfrontalière amazonienne
Construire un « pont de l’amitié »
Le projet de construction d’un pont enjambant l’Oyapock à Saint-Georges est lancé en 1997 par le président français Jacques Chirac et le président brésilien Fernando Henrique Cardoso. Ils souhaitent rapprocher les deux pays par un lien économique renforcé, porteur de développement et symbole de coopération transfrontalière.
C’est donc l’échelon des relations internationales qui guide la décision de construire ce pont. Mais à l’échelle régionale, il exprime aussi la nécessité du département français de mieux s’intégrer dans le bassin amazonien, notamment en développant des rapports plus étroits avec la puissance émergente que constitue le Brésil.
Pour la Guyane, le pont porte aussi un enjeu départemental de rééquilibrage du territoire. En effet, les activités économiques et commerciales sur l’Oyapock sont largement inférieures à celles effectuées sur le Maroni. Le pont pourrait les dynamiser.
Un pont pour rien ?
La décision de lancer les travaux date de 2005. Ceux-ci, confiés à une entreprise brésilienne, ne commencent qu’en 2008, sous l’impulsion de Nicolas Sarkozy et du président Lula qui entretiennent de bonnes relations. Ils s’achèvent en 2011 avec la jonction des deux tronçons du tablier, mais le pont reste fermé à la circulation en attendant la mise en place de règles communes de circulation.
Commencent alors de longues négociations diplomatiques, politiques et administratives entre les deux pays en ce qui concerne la mobilité des personnes et le transport des marchandises. Des inégalités flagrantes de traitement et de statut apparaissent alors. D’une part, les Français sont autorisés à se rendre librement au Brésil, d’autre part, alors que l’immigration brésilienne inquiète les autorités françaises, les entrées des Brésiliens sont largement limitées par la nécessité d’obtenir un visa relativement couteux.
Ce que redoutent les Guyanais et les gouvernements français successifs, ce sont les installations de garimperios brésiliens, chercheurs d’or clandestins, déjà très présents en Guyane où ils constituent près de 10 % ou plus de la population du département. En attendant un accord, le pont reste fermé à la circulation pendant près de 6 années.
Des flux transfrontaliers encore faibles
Les négociations aboutissent enfin à un compromis autorisant les seuls Brésiliens d’Oiapoque à se rendre uniquement à Saint-Georges pour une durée maximale de trois jours sans visa. Le pont est inauguré et ouvert en mars 2017. Il apparaît majestueux au milieu de la forêt avec ses haubans élancés, ses 380 mètres de long et ses 83 mètres de hauteur. Il a couté 30 millions d’euros à la France et presque autant au Brésil.
Depuis le 1er mars 2019, soit deux ans après son ouverture à la circulation automobile et aux piétons, les exportations et les importations peuvent officiellement, en théorie, circuler toute la journée et toute la semaine. Après beaucoup de retard, les postes douaniers français et brésiliens adossés au pont sont opérationnels.
Mais au début de 2020, les flux de marchandises restent très limités. Les commerçants brésiliens d’Oiapoque restent impatients de vendre leurs produits à une population guyanaise aux revenus plus élevés en moyenne qu’au Brésil. Ils comptent sur l’attractivité de prix peu chers pour exporter leurs pulpes de fruits, leur poisson, les bières, le manioc, les vêtements…. Mais pour l’heure, ils ne peuvent accéder au marché guyanais. Ainsi le nombre de camion franchissant la douane reste très faible, les marchandises à dédouaner rares.
Un pont surdimensionné à l’échelle locale
La raison en est que l’accord entre la France et le Brésil sur le transport des marchandises ne s’applique pas encore totalement. En effet, se posent toujours des problèmes de normes au niveau de la sécurité alimentaire, des transports et des assurances des véhicules brésiliens qui n’est pas obligatoires au Brésil.
Les échanges économiques entre les deux pays restent donc à un niveau modeste même si de nombreux habitants de Saint-Georges font leurs achats au Brésil où ils continuent à se rendre en pirogue. Ainsi le pont n’a pas fait cesser la noria d’une centaine de pirogues par jour entre les deux rives. Ces échanges relèvent de l’économie informelle car ils ne passent par la douane, évitent les contrôles et les taxes. Malgré cela, les piroguiers, une population socialement fragile, craignent pour leur moyen d’existence. En 2012, ils ont organisé une grève pour alerter les autorités des deux pays sur leur futur sort.
Le pont ne permet toujours pas vraiment l’intégration régionale
L’anthropologue Damien Davy, directeur de l’observatoire « hommes-milieux Oyapock » au CNRS, affirme que le pont - avec sa volonté de normaliser la frontière - a paradoxalement freiné un vivre-ensemble traditionnel fait d’échanges intenses de part et d’autre du fleuve.
Le pont-frontière en multipliant les contrôles des Brésiliens par la Police française tend les relations entre les deux rives, au contraire des objectifs visés. Certes, le pont semble créer une continuité physique entre les deux pays, mais engendre en réalité une discontinuité frontalière renouvelée. Pourtant les années récentes montrent que les blocages réglementaires ou diplomatiques peuvent faire l’objet d’accords et qu’ainsi le pont sera amené tôt ou tard à jouer son rôle de passerelle entre le monde franco-guyanais et le monde sud-américain.
Zoom d’étude :
Des villes jumelles transfrontalières :
Saint-Georges et Oiapoque
La commune de Saint-Georges-de-l’Oyapock couvre 2320 km² principalement recouverts de forêt dense, pour une population de près de 4300 habitants, soit une densité extrêmement faible s’élevant à 1,8 hab./km2. La population se concentre principalement dans le gros bourg de Saint-Georges fondé en 1853 par des bagnards envoyés pour remblayer les marais et établir une cité à la frontière avec le Brésil.
Quelques dizaines d’habitants vivent dans des hameaux en aval du fleuve : à Tampack, un village peuplé par des Bushi-Nenge Saramaca, descendants d’esclaves en fuite qui se sont réfugiés dans la forêt et à Trois Palétuviers, un village amérindien Palikur…
Il n’y avait que 2200 habitants en 2000. La croissance démographique a connu un essor récent dû à l’ouverture de la route et du pont : de nouveaux fonctionnaires des douanes ou de la police ont été affectés, des Guyanais se sont installés dans la commune pour saisir l’opportunité de faire des affaires avec le Brésil. Cet afflux migratoire a engendré une pénurie de logements parmi une population au revenu globalement faible. Pour répondre à cette demande, la Société immobilière de Guyane construit des maisons et des appartements à l’entrée de la ville, étalant ainsi l’espace bâti.
Longtemps la commune est restée très isolée, avec comme seuls accès possibles la voie aérienne grâce à un petit aérodrome, aujourd’hui plus utilisé pour les vols commerciaux, et les liaisons maritimes et fluviales. Mais désormais, la route nationale 2 - une route bitumée mise en service en 2003 - relie Saint-Georges à Régina puis, au-delà, à Cayenne à 185 km en 4 heures. La commune échappe désormais à l’enclavement.
La route est entreprise au cours du Contrat de plan 1994-1999 afin de répondre au besoin d’achèvement de l’axe côtier guyanais Est-Ouest et de la route panaméricaine Nord. Construite en pleine forêt amazonienne, elle constitue un véritable exploit technique répondant à un exigeant cahier des charges environnemental : déforestation réduite à son minimum, passage de nombreux cours d’eau, revêtement de bitume posé sur la couche superficielle de latérite, création de buses sèches et de corridors écologiques afin que la faune puisse traverser.
Les échanges avec le Brésil sont intenses d’autant que la frontière est poreuse et que deux-tiers des habitants de Saint-Georges sont plus ou moins d’origine brésilienne. Ainsi, pendant la crise du Coronavirus en 2020, Saint-Georges est un des principaux clusters de Guyane avec un important nombre de contaminations. Les nombreux transits à travers la frontière, malgré la fermeture de celle-ci, facilitant la circulation du virus. Dans l’État voisin d’Amapa, le confinement n’a pas été bien respecté à cause de la précarité dans laquelle vivent les habitants et un nombre important de cas de Covid 19 a été détecté. Les autorités françaises ont alors dépêché des renforts de la gendarmerie, de la PAF ainsi que des éléments des FAG – les Forces armées en Guyane - pour mieux contrôler la frontière et interdire son franchissement : les forces de l’ordre ferment le pont et refoulent quotidiennement au plus fort de l’épidémie une vingtaine de pirogues en provenance du Brésil.
De l’autre côté de la frontière, au Sud-Ouest de Saint-Georges, la ville brésilienne d’Oiapoque compte plus de 20 000 habitants. Elle est l’une des plus grandes agglomérations de l’État d’Amapa, bien que loin derrière Macapa, la capitale de l’État, avec ses 600 000 habitants. Elle est connue pour être la ville la plus septentrionale du Brésil.
A l’origine peuplée par des Amérindiens Palikur Wayampi et Kalina, elle se développe avec l’arrivée de chercheurs d’or antillais au début du XXe siècle. Les Français qui s’installent alors nomment le bourg : Martinique. Il est rebaptisé Oiapoque en 1927 sur ordre du général Candido Rondon qui veut réaffirmer le caractère national brésilien de la cité.
Son plan en damier « à l’américaine » et ses rues en latérite sont caractéristiques des villes pionnières de l’Amazonie. Le long des rues s’ouvrent des commerces bruyants et colorés devant lesquels stationnent de nombreux pickups nécessaires pour se déplacer dans les rues non bitumées.
Malgré un aérodrome actif, la ville est restée aussi très longtemps isolée du reste de la région jusqu’à la construction du pont sur Oyapock. Actuellement, Oiapoque est reliée à la capitale de l’État, Macapa, par la BR 156 une route de 600 km dont 500 bitumés et 100 km de piste chaotique, sans revêtement, parfois impraticable lors de la saison des pluies.
En face de Saint-Georges en rive droite, le village de Vila Vitoria a poussé récemment. Il rassemble les Brésiliens expulsés de Saint-Georges et des Guyanais qui n’ont pas les moyens de se loger à Saint-Georges. C’est un bairro invasao, un quartier informel de près de 2.000 habitants établis sans autorisation. Ce quartier rappelle que la situation sociale de la population résidente dans la région demeure très précaire.
Repères géographiques
Références et documents complémentaires
Sur la Guyane et ses fleuves-frontières dans le site Géoimage
Patrick Blancodini : Le Maroni, fleuve-frontière entre la Guyane française et le Suriname
/geoimage/le-maroni-fleuve-frontiere-entre-la-guyane-francaise-et-le-suriname
Patrick Blancodini : Maripasoula et Haut-Maroni, une région transfrontalière enclavée entre la Guyane française et le Suriname
/geoimage/guyane-maripasoula-et-haut-maroni-une-region-transfrontaliere-enclavee-entre-la-guyane
Sur le site Géoconfluences de l’ENS de Lyon
Patrick Blancodini, « La frontière Suriname – Guyane française : géopolitique d’un tracé qui reste à fixer », Géoconfluences, septembre 2019.
http://geoconfluences.ens-lyon.fr/informations-scientifiques/dossiers-t…
Patrick Blancodini et Sylviane Tabarly, « Les frontières externes et les limites internes en Guyane, entre fragmentation, ruptures et interfaces », Géoconfluences, juin 2010.
http://geoconfluences.ens-lyon.fr/doc/typespace/frontier/FrontScient9.h…
Bibliographie
Stéphane Granger, « Le contesté franco-brésilien : enjeux et conséquences d’un conflit oublié entre la France et le Brésil, » Outre-mers, tome 98, n°372-373, 2e semestre 2011.
Sylvie Letniowska-Swiat, « Oyapock, un pont trop loin ? Un pont pour quoi ? », Géoconfluences, avril 2012.
Contributeur
Patrick Blancodini, professeur agrégé d’histoire et géographie en CPGE au lycée Ampère à Lyon.