1 Avril 2022

[#60ansCNES] Les lanceurs, une réinvention permanente

Ursula Aniakou est sous-directrice adjointe de l’innovation et de la préparation du futur à la direction du transport spatial, Michel Eymard a été pendant 10 ans directeur des lanceurs. A l’occasion des 60 ans du CNES, ces 2 experts appartenant à 2 générations différentes croisent leurs regards sur l’évolution des lanceurs.
Quel était le contexte des lanceurs lors de votre arrivée au CNES ?

Michel Eymard : Je suis entré au CNES en 1982 pour conduire le développement des 1ères structures en matériaux composites visant à alléger la partie haute d’Ariane 4, lanceur en pré-développement à une époque où Ariane commençait avec difficulté son exploitation.

J’ai ensuite participé, dans le milieu des années 1980 aux études d’architecture et aux choix technologiques d’Ariane 5. J’ai été impliqué en parallèle dans le projet de navette spatiale Hermès. Cette période a été l’une des plus dynamiques de ma carrière en termes d’innovations et de développements de nouvelles technologies. Nous assurions par ailleurs le rôle d’autorité technique pour les lanceurs en opération, tout particulièrement Ariane 4 qui deviendra très vite leader sur le marché suite au désastre commercial de la navette américaine. Après un passage chez Arianespace comme directeur des programmes, je suis revenu au CNES dans les années 2000 pour diriger la R&T et préparer les lanceurs du futur. En 2004, j’ai pris en charge la direction des lanceurs à un moment très critique pour le secteur en raison de l’échec de la version la plus performante d’Ariane 5 : A5 ECA.

 Après un retour en vol réussi, nous avons vécu une longue période de succès, avec des missions passionnantes comme le lancement du véhicule ATV vers la Station spatiale internationale, des missions scientifiques comme Herschel / Planck ou Rosetta, le déploiement de Galileo et bien d’autres.

Nous avons, dans le même temps, contribué au développement de la famille de lanceurs en Europe avec Soyouz en Guyane et Vega.

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Michel Eymard. Crédits : Safran

Ursula Aniakou : C’est la période à laquelle j’ai intégré le CNES, en 2008, à la sûreté de fonctionnement pour toutes les activités de propulsion solide et de pyrotechnie. A ce moment là, Ariane 5 impressionnait effectivement par sa fiabilité et sa robustesse. Le CNES avait alors en charge la qualification du 1er étage du lanceur Vega. C’était quelque chose d’assez nouveau  qui constituait un démonstrateur technologique pour des évolutions d’Ariane 5, mais qui finalement servira pour Ariane 6. La réflexion sur Ariane 6 a été lancée justement peu après, à la suite d’un rapport interministériel qui demandait d’imaginer un lanceur du futur qui serait plus compétitif et plus flexible.

Michel Eymard : Parmi la centaine de concepts que nous avons imaginés pour Ariane 6, nous avons retenu ceux qui apportaient les réductions de coûts les plus significatives (moins 50% par rapport à Ariane 5) en s’appuyant sur une rationalisation des processus industriels. Nous avons cherché à maximiser la flexibilité en diminuant la durée des campagnes de lancement et la versatilité avec le rallumage de l’étage supérieur. L’objectif était de couvrir tous types de missions commerciales et institutionnelles en garantissant à l’Europe l’autonomie de l’accès à l’espace avec seulement 2 lanceurs : Ariane 6 et Vega.

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Ursula Aniakou Crédits : CNES
Quelles évolutions marquantes avez-vous observées dans le domaine des lanceurs ?

Michel Eymard : Nous avons énormément progressé dans le domaine de la propulsion solide avec des moteurs très puissants, et en propulsion liquide dans le domaine de la cryogénie grâce au moteur Vulcain qui apportait une forte poussée lors des premières phases de vol. La capacité d’allumages multiples de l’étage supérieur fut aussi un véritable défi technologique relevé grâce au moteur Vinci. Des évolutions importantes ont également été réalisées dans le domaine du pilotage, de l’avionique, et des logiciels sur le lanceur mais aussi sur le segment sol.

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Ariane 5 ECA, VA 256 en zone de lancement Crédits : © CNES/ESA/Arianespace/Optique Vidéo CSG/P Baudon, 2021

Ursula Aniakou : Les lanceurs du passé, beaucoup moins performants que les actuels, emportaient des charges utiles bien moins lourdes. Puis on a vu les lanceurs grossir, et les charges utiles également. Le télescope James Webb qui pèse plusieurs tonnes n’aurait pas pu être emporté par un lanceur Diamant. Aujourd’hui la mécanique inverse est en train de se produire, avec la miniaturisation qui rend possible la mise en orbite de nanosatellites de quelques dizaines de centimètres et la variabilité des orbites désirées. C’est pourquoi, l’accueil au CSG de mini et micro lanceurs adaptés à cette taille de satellite est à l’étude. Le paysage des lanceurs continue à évoluer en profondeur. Après la mise en œuvre de la très grosse propulsion cryotechnique oxygène-hydrogène d’Ariane 5, on se dirige aujourd’hui vers la combinaison oxygène-méthane, plus adaptée pour développer des lanceurs réutilisables.

Ceux-ci sont étudiés depuis longtemps au CNES afin d’en maîtriser toutes les composantes techniques et économiques en prenant en compte  les coûts de remise en condition opérationnelle assez importants. La perspective de rentabilité de la réutilisation deviendra plus favorable grâce à la division par 10 du prix des moteurs actuels avec l’arrivée de Prometheus et à l’augmentation des cadences et des volumes de satellites à lancer. Nous sommes ainsi en train de réaliser des démonstrateurs d’étages réutilisables avec Themis et Callisto. La prise en compte des critères environnementaux est enfin devenue un enjeu important, avec aujourd’hui une réflexion sur tout le cycle de vie du lanceur.

Comment le rôle du CNES a-t-il évolué ?

Ursula Aniakou : L’évolution des usages et la démocratisation de l’accès à l’espace font que le spatial n’est plus seulement un domaine stratégique des Etats, il a aussi des implications dans la vie de tous les jours. La position du CNES aux avant-postes de la conception et du développement d’Ariane pour la France et les pays de l’ESA s’en trouve modifiée. Il doit désormais à la fois préparer les lanceurs du futur en faisant émerger les technologies de demain qui permettront à la France et à l’Europe de conserver leur souveraineté dans l’accès à l’espace, mais également développer l’écosystème du spatial Français en faisant éclore de nouveaux acteurs du secteur privé, notamment pour lancer des satellites non institutionnels en orbite basse. Par ailleurs, le CNES reste maître d’œuvre des zones de lancement en Guyane et, depuis la loi relative aux opérations spatiales mise en application en 2010, il s’est vu confier en plus la mission de contrôle de conformité des systèmes de lancement au service de l’Etat.

 La France est un Etat pionnier dans la régulation de l’accès à l’espace, avec des objectifs précis en matière de sécurité des personnes et de réduction des débris en orbite.

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Ursula Aniakou Crédits : CNES

Michel Eymard : Le rôle du CNES a évolué dans le temps en fonction du niveau de délégation qui lui était donné sur les programmes européens, mais sa force a toujours reposé sur sa maîtrise « système » et sur un réservoir d’expertises de haut niveau, rares au plan mondial dans le domaine des lanceurs et des installations de lancement. C'est indispensable pour développer les systèmes futurs en lien avec les équipes de l’ESA, mais aussi pour accompagner l’écosystème des acteurs français du New Space qui ont besoin de cette expérience unique et de cette expertise pour innover, sécuriser leurs développements, maîtriser les risques techniques et économiques. 

Comment voyez-vous l’avenir des lanceurs ?

Michel Eymard : Je le vois d’abord sous le prisme européen, pour conserver la souveraineté d’accès à l’espace, plus stratégique que jamais. Demain, il faudra sans doute plus parler de services de lancements que de lanceurs, l’objectif étant de couvrir un ensemble de missions très variées à caractère dual allant d’un lancement de microsatellites jusqu’au déploiement de méga-constellations ou d’infrastructures en orbites basses et, pourquoi pas, assurer le transport de passagers pour des missions d’exploration de notre univers.  

J’imagine donc les futures générations de lanceurs comme des systèmes réutilisables très flexibles et réactifs, sortes de meccanos constitués d’un nombre variable de modules équipés d’un ou plusieurs moteurs identiques. L’étage supérieur versatile pourrait quant à lui, assurer des mises à poste à la demande, voire des missions secondaires de type désorbitation de charges utiles.   

Ursula Aniakou : L’avenir des lanceurs va être radieux ! Il y a plein d’évolutions en cours : toute la partie suborbitale est en plein développement pour le transport de personnes en point à point. La base lunaire permettra d’envisager de nouveaux types de lanceurs qui partiront de la Lune avec des difficultés beaucoup moins importantes que pour s’extraire de la gravité terrestre. Mais pour l’instant ils n’existent que dans la science-fiction, il faudra les concrétiser pour en faire un projet réel. 

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Michel Eymard en Guyane. Crédits : CNES

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