14 Novembre 2019

[CNESMAG] Grand Oral - Alexandre Vallet

Invisible mais pas infini, le spectre radiofréquence est toujours plus sollicité par nos applications. Comment le partage-t-on ? Entretien avec Alexandre Vallet, chef du département des services spatiaux de l'union internationale des télécommunications (UIT).

 

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Alexandre Vallet Crédits : © CNES/O. Pascaud, 2019

Quel est le rôle de l'UIT ?

Alexandre Vallet : Créée en 1865 pour le télégraphe, l’UIT est l’agence spécialisée des Nations Unies pour toutes les technologies de l’information et de la communication. Trois secteurs distincts se consacrent à la normalisation internationale des télécommunications, à leur développement équitable dans le monde et à la gestion des fréquences de radiocommunications. Doté de commissions d’études, ce dernier s’appuie sur deux départements dédiés aux services terrestres pour l’un et spatiaux pour l’autre, en l’occurrence mon secteur, qui enregistre toutes les fréquences satellites.

Qu'est-ce que le réglement des radiocommunications ?

A.V : Il s’agit d’un traité général pour tous les systèmes radio jusqu’à 3000 GHz (téléphonie mobile, radars, internet des objets…) afin que les différentes fréquences ne se brouillent pas mutuellement. Ce règlement est négocié entre les 193 États membres de l’ONU.

 C’est avant tout un processus de discussion et de coordination pour un développement harmonieux des projets existants et à venir.

Comment sont attribuées les fréquences radio des satellites ?

A.V. : L’UIT met en œuvre le règlement mais les autorisations viennent des États membres. Concrètement, lorsqu’un État a un projet de satellite, il en adresse la description à l’UIT, dans mon département. S’il s’agit d’un opérateur privé, il doit passer par un organisme étatique, comme l’Agence nationale des Fréquences en France, qui va valider la demande et déposer le dossier à l’UIT. Si ces informations s’avèrent conformes au traité, nous les transmettons aux autres États membres, qui disposent de quatre mois pour signaler un éventuel risque de brouillage d’un de leurs satellites ou projet satellite. Auquel cas le pays demandeur entame des discussions bilatérales avec les États concernés jusqu’à trouver les moyens d’exploiter les satellites sans se gêner. Ensuite nous enregistrons les caractéristiques définitives dans notre base de données afin que les États puissent en tenir compte pour planifier leurs projets futurs.

Les mutations actuelles des télécoms, notamment spatiales, ont-elles des incidences sur la gestion des bandes fréquences ?

A.V. : Les télécommunications sont de plus en plus présentes dans tous les aspects de l’économie et de la vie courante. Les demandes affluent pour des applications de toute nature, y compris pour les satcoms dont les activités connaissent un essor important. Conséquences directes, les bandes de fréquences se densifient pour servir un plus grand nombre de systèmes, rendant les filtres existants parfois insuffisants pour gérer les chevauchements générés. Cette situation complique la recherche de spectre disponible en certains lieux, nécessitant des négociations accrues tant entre les pays qu’aux niveaux nationaux. Par exemple, il est actuellement très difficile de trouver une position orbitale géostationnaire pour un bouquet TV au-dessus de l’Europe et de l’Afrique.

Profil

  • 2000
    Intègre France Telecom R&D sur la coordination des fréquences radio satellite.
  • 2005
    Rejoint le Bureau des fréquences Orange puis la Coordination fréquence Eutelsat.
  • 2007
    Responsable des ressources orbite/spectre à l’Agence nationale des fréquences.
  • 2017
    Entrée à l’UIT.

Ces évolutions créent-elles des situations inédites ?

A.V. : Elles créent surtout des discussions sur des questions qui ne se posaient pas vraiment jusque-là ! La plus inédite concerne l’exploration des corps célestes, désormais envisagée à plus grande échelle, parfois avec une dimension commerciale. Qui sait, peut-être faudra-t-il définir un plan de fréquence sur la Lune ou sur Mars !

L'arrivée des méga-constellations et de la 5G pose-t-elle problème ?

A.V. : Non, pas d’ordre institutionnel en tout cas. Les mécanismes existants permettent de traiter ces systèmes, si ce n’est qu’ils apportent un changement d’échelle : jusqu’ici la plus grande constellation, Iridium, comptait 66 satellites actifs. Avec plusieurs centaines de satellites, les principes restent valables mais les moyens de calcul doivent changer de dimension pour éviter les brouillages. Nous restons cependant dans l’expectative car, s’il existe de nombreux projets, combien de constellations verront réellement le jour ?

Le spectre de fréquences est un ensemble fini : doit-on craindre un épuisement de celui-ci ?

A.V. : Nous en sommes heureusement encore loin, même s’il est vrai que le spectre est proche de la saturation en des lieux donnés où il est très utilisé. Mais nous avons encore de la marge car ce phénomène déclenche dans l’industrie des actions de R&D pour monter en fréquences. Récemment, l’Agence spatiale européenne a présenté un projet sollicitant les bandes autour de 70 et 80 GHz, environ huit fois plus élevées que les satcoms actuels.

D'autres technologies peuvent-elles libérer le spectre ?

A.V. : Il existe les liaisons optiques qui utilisent des lasers dont les fréquences ne sont actuellement pas réglementées en raison de leurs faibles risques de chevauchement. Une forme de coordination s’avèrerait sans doute nécessaire si leur exploitation devenait massive. Dans l’immédiat, l’UIT travaille sur les meilleures pratiques d’utilisation de ces liaisons.

Cela étant, il ne s’agit pas tant de libérer le spectre que d’améliorer l’efficacité de son usage.

Si on regarde les projections en terme de besoins de transfert de données, tout ne peut être résolu simplement avec du spectre supplémentaire. Il faut aussi améliorer les moyens de transmission, à savoir les modulations et les systèmes de codage, pour faire passer plus d’informations sur un même nombre de fréquences.

La réglementation peut-elle s'adapter à des mutations si rapides ?

A.V. : Le règlement des radiocommunications est l’un des rares traités qui soit révisé très fréquemment, en l’occurrence tous les 4 ans, pour rester à jour des évolutions techniques sans porter atteinte à la stabilité d’utilisation ni à l’innovation. En effet, les opérateurs doivent avoir la garantie de pouvoir exploiter leurs innovations pendant plusieurs années mais sans bloquer les nouveautés suivantes, à fortiori concurrentes.

Quel est le rôle d'un établissement comme le CNES en matière d'utilisation raisonnée des fréquences ?

A.V. : Opérateur de satellites et agence spatiale, le CNES doit être un exemple et un leader technologique pour utiliser le spectre de la meilleure manière qui soit. En tant que gestionnaire des fréquences spatiales scientifiques en France, il endosse un rôle plus institutionnel pour qu’un maximum de données scientifiques puissent être obtenues à partir des fréquences disponibles. Enfin, il doit accompagner les universités, rarement au fait de la réglementation, pour que leurs projets de type cubesats respectent les règles de bon sens et de bon voisinage dans l’espace.